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se montra donc dans leurs assemblées publiques ; il y harangua avec sa franchise & sa véhémence ordinaires ; & il réussit presque à en bannir les méchans, si non à les corriger. Sa plaisanterie fut plus redoutée que les lois. Personne n’ignore son entretien avec Alexandre ; mais ce qu’il importe d’observer, c’est qu’en traitant Alexandre avec la derniere hauteur, dans un tems où la Grece entiere se prosternoit à ses genoux, Diogene montra moins encore de mépris pour la grandeur prétendue de ce jeune ambitieux, que pour la lâcheté de ses compatriotes. Personne n’eut plus de fierté dans l’ame, ni de courage dans l’esprit, que ce philosophe. Il s’éleva au-dessus de tout évenement, mit sous ses piés toutes les terreurs, & se joüa indistinctement de toutes les folies. A peine eut-on publié le decret qui ordonnoit d’adorer Alexandre sous le nom de Bacchus de l’Inde, qu’il demanda lui à être adoré sous le nom de Serapis de Grece.

Cependant ses ironies perpétuelles ne resterent point sans quelque espece de represaille. On le noircit de mille calomnies qu’on peut regarder comme la monnoie de ses bons mots. Il fut accusé de son tems, & traduit chez la postérité comme coupable de l’obscénité la plus excessive. Son tonneau ne se présente encore aujourd’hui à notre imagination prévenue qu’avec un cortége d’images deshonnêtes ; on n’ose regarder au fond. Mais les bons esprits qui s’occuperont moins à chercher dans l’histoire ce qu’elle dit, que ce qui est la vérité, trouveront que les soupçons qu’on a répandus sur ses mœurs n’ont eu d’autre fondement que la licence de ses principes. L’histoire scandaleuse de Laïs est démentie par mille circonstances ; & Diogene mena une vie si frugale & si laborieuse, qu’il put aisément se passer de femmes, sans user d’aucune ressource honteuse.

Voilà ce que nous devons à la vérité, & à la mémoire de cet indécent, mais très-vertueux philosophe. De petits esprits, animés d’une jalousie basse contre toute vertu qui n’est pas renfermée dans leur secte, ne s’acharneront que trop à déchirer les sages de l’antiquité, sans que nous les secondions. Faisons plûtôt ce que l’honneur de la philosophie & même de l’humanité doit attendre de nous : reclamons contre ces voix imbécilles, & tâchons de relever, s’il se peut, dans nos écrits les monumens que la reconnoissance & la vénération avoient érigés aux philosophes anciens, que le tems a détruits, & dont la superstition voudroit encore abolir la mémoire.

Diogene mourut à l’âge de quatre-vingts-dix ans. On le trouva sans vie, enveloppé dans son manteau. Le ministere public prit soin de sa sépulture. Il fut inhumé vers la porte de Corinthe, qui conduisoit à l’Isthme. On plaça sur son tombeau une colonne de marbre de Paros, avec le chien symbole de la secte ; & ses concitoyens s’empresserent à l’envi d’éterniser leurs regrets, & de s’honorer eux-mêmes, en enrichissant ce monument d’un grand nombre de figures d’airain. Ce sont ces figures froides & muettes qui déposent avec force contre les calomniateurs de Diogene ; & c’est elles que j’en croirai, parce qu’elles sont sans passion.

Diogene ne forma aucun système de Morale ; il suivit la méthode des philosophes de son tems. Elle consistoit à rappeller toute leur doctrine à un petit nombre de principes fondamentaux qu’ils avoient toûjours présens à l’esprit, qui dictoient leurs réponses, & qui dirigeoient leur conduite. Voici ceux du philosophe Diogene.

Il y a un exercice de l’ame, & un exercice du corps. Le premier est une source seconde d’images sublimes qui naissent dans l’ame, qui l’enflamment & qui l’élevent. Il ne faut pas négliger le second,

parce que l’homme n’est pas en santé, si l’une des deux parties dont il est composé est malade.

Tout s’acquiert par l’exercice ; il n’en faut pas même excepter la vertu. Mais les hommes ont travaillé à se rendre malheureux, en se livrant à des exercices qui sont contraires à leur bonheur, parce qu’ils ne sont pas conformes à leur nature.

L’habitude répand de la douceur jusque dans le mépris de la volupté.

On doit plus à la nature qu’à la loi.

Tout est commun entre le sage & ses amis. Il est au milieu d’eux comme l’Être bien-faisant & suprême au milieu de ses créatures.

Il n’y a point de société sans loi. C’est par la loi que le citoyen joüit de sa ville, & le républicain de sa république. Mais si les lois sont mauvaises, l’homme est plus malheureux & plus méchant dans la société que dans la nature.

Ce qu’on appelle gloire est l’appas de la sottise, & ce qu’on appelle noblesse en est le masque.

Une république bien ordonnée seroit l’image de l’ancienne ville du Monde.

Quel rapport essentiel y a-t-il entre l’Astronomie, la Musique, la Géométrie, & la connoissance de son devoir & l’amour de la vertu ?

Le triomphe de soi est la consommation de toute philosophie.

La prérogative du philosophe est de n’être surpris par aucun évenement.

Le comble de la folie est d’enseigner la vertu, d’en faire l’éloge, & d’en négliger la pratique. Il seroit à souhaiter que le mariage fût un vain nom, & qu’on mît en commun les femmes & les enfans.

Pourquoi seroit-il permis de prendre dans la Nature ce dont on a besoin, & non pas dans un Temple ?

L’amour est l’occupation des desœuvrés.

L’homme dans l’état d’imbécillité ressemble beaucoup à l’animal dans son état naturel.

Le médisant est la plus cruelle des bêtes farouches, & le flatteur la plus dangereuse des bêtes privées.

Il faut résister à la fortune par le mépris, à la loi par la nature, aux passions par la raison.

Aye les bons pour amis, afin qu’ils t’encouragent à faire le bien ; & les méchans pour ennemis, afin qu’ils t’empêchent de faire le mal.

Tu demandes aux dieux ce qui te semble bon, & ils t’exauceroient peut-être, s’ils n’avoient pitié de ton imbécillité.

Traite les grands comme le feu, & n’en sois jamais ni trop éloigné, ni trop près.

Quand je vois la Philosophie & la Medecine, l’homme me paroît le plus sage des animaux, disoit encore Diogene ; quand je jette les yeux sur l’Astrologie & la Divination, je n’en trouve point de plus fou ; & il me semble, pouvoit-il ajoûter, que la superstition & le despotisme en ont fait le plus misérable.

Les succès du voleur Harpalus (c’étoit un des lieutenans d’Alexandre) m’inclineroient presque à croire, ou qu’il n’y a point de dieux, ou qu’ils ne prennent aucun souci de nos affaires.

Parcourons maintenant quelques-uns de ses bons mots. Il écrivit à ses compatriotes : « Vous m’avez banni de votre ville, & moi je vous relegue dans vos maisons. Vous restez à Sinope, & je m’en vais à Athenes. Je m’entretiendrai tous les jours avec les plus honnêtes gens, pendant que vous serez dans la plus mauvaise compagnie ». On lui disoit un jour : on se moque de toi, Diogene ; & il répondoit, & moi je ne me sens point moqué. Il dit à quelqu’un qui lui remontroit dans une maladie qu’au lieu de supporter la douleur,