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polyte aime Aricie. Qu’il nous soit permis de le dire : si le poëte avoit pû compter sur le jeu muet de l’actrice, il auroit retranché ce monologue : Il sort : quelle nouvelle a frappé mon oreille, &c. & n’auroit fait dire à Phedre que ce vers, après un long silence.

Et je me chargerois du soin de le défendre.

Nos voisins sont plus hardis, & par conséquent plus grands que nous dans cette partie. On voit sur le théatre de Londres Barnweld chargé de pesantes chaînes, se rouler avec son ami sur le pavé de la prison, étroitement serrés l’un dans les bras de l’autre ; leurs larmes, leurs sanglots, leurs embrassemens, sont l’expression de leur douleur.

Mais dans cette partie, comme dans toutes les autres, pour encourager & les auteurs & les acteurs à chercher les grands effets, & à risquer ce qui peut les produire, il faut un public sérieux, éclairé, sensible, & qui porte au théatre de Cinna un autre esprit qu’à ceux d’Arlequin & de Gille.

La maniere de s’habiller au théatre, contribue plus qu’on ne pense à la vérité & à l’énergie de l’action ; mais nous nous proposons de toucher cette partie avec celle des décorations. Voyez Décoration. Cet article est de M. Marmontel.

Déclamation des Anciens, (Littérature.) L’article qui suit nous a été communiqué par M. Duclos de l’académie des Inscriptions & Belles-Lettres, l’un des quarante de l’Académie françoise, & Historiographe de France. On y reconnoîtra la pénétration, les connoissances & la droiture d’esprit que cet objet épineux exigeoit, & qui se font remarquer dans tous les ouvrages que M. Duclos a publiés : elles y sont souvent réunies à beaucoup d’autres qualités qui paroîtroient déplacées dans cet article ; car il est un ton propre à chaque matiere.

De l’art de partager l’action théatrale, qu’on prétend avoir été en usage chez les Romains. Il seroit difficile de ne pas reconnoître la supériorité de nos ouvrages dramatiques sur ceux même qui nous ont servi de modeles ; mais comme on ne donne pas volontiers à ses contemporains des éloges sans restriction, on prétend que les anciens ont eu des arts que nous ignorons, & qui contribuoient beaucoup à la perfection du genre dramatique. Tel étoit, dit-on, l’art de partager l’action théatrale entre deux acteurs, de maniere que l’un faisoit les gestes dans le tems que l’autre récitoit. Tel étoit encore l’art de noter la déclamation.

Fixons l’état de la question, tâchons de l’éclaircir, c’est le moyen de la décider ; & commençons par ce qui concerne le partage de l’action.

Sur l’action partagée. L’action comprend la récitation & le geste ; mais cette seconde partie est si naturellement liée à la premiere, qu’il seroit difficile de trouver un acteur qui avec de l’intelligence & du sentiment, eût le geste faux. Les auteurs les plus attentifs au succès de leurs ouvrages, s’attachent à donner à leurs acteurs les tons, les inflexions, & ce qu’on appelle l’esprit du rôle. Si l’acteur est encore capable de s’affecter, de se pénétrer de la situation où il se trouve, c’est-à-dire s’il a des entrailles, il est alors inutile qu’il s’occupe du geste, qui suivra infailliblement : il seroit même dangereux qu’il y donnât une attention qui pourroit le distraire & le jetter dans l’affectation. Les acteurs qui gesticulent le moins, sont parmi nous ceux qui ont le geste le plus naturel. Les anciens pouvoient à la vérité avoir plus de vivacité & de variété dans le geste que nous n’en avons, comme on en remarque plus aux Italiens qu’à nous ; mais il n’est pas moins vrai que ce geste vif & marqué leur étant naturel, il n’exigeoit pas de leur part plus d’attention que nous n’en donnons au nôtre. On ne voit donc pas qu’il ait jamais

été nécessaire d’en faire un art particulier, & il eût été bisarre de le séparer de la récitation, qui peut seule le guider & le rendre convenable à l’action.

J’avoue que nous sommes souvent si prévenus en faveur de nos usages, si asservis à l’habitude, que nous regardons comme déraisonnables les mœurs & les usages opposés aux nôtres. Mais nous avons un moyen d’éviter l’erreur à cet égard ; c’est de distinguer les usages purement arbitraires d’avec ceux qui sont fondés sur la nature : or il est constant que la représentation dramatique doit en être l’image ; ce seroit donc une bisarrerie de séparer dans l’imitation, ce qui est essentiellement uni dans les choses qui nous servent de modele. Si dans quelque circonstance singuliere nous sommes amusés par un spectacle ridicule, notre plaisir naît de la surprise ; le froid & le dégoût nous ramenent bientôt au vrai, que nous cherchons jusque dans nos plaisirs. Le partage de l’action n’eût donc été qu’un spectacle puérile, du genre de nos marionnettes.

Mais cet usage a-t-il existé ? Ceux qui soûtiennent cette opinion, se fondent sur un passage de Tite-Live dont j’ai déjà cité le commencement dans un mémoire, & dont je promis alors d’examiner la suite. V. tome XVII. des mém. de l’acad. des B. L.

Nous avons fait voir comment la superstition donna naissance au théatre de Rome, & quels furent les progrès des jeux Scéniques. Tite-Live ajoûte que Livius Andronicus osa le premier substituer aux satyres une fable dramatique (240 ans avant Jesus-Christ, & 124 depuis l’arrivée des farceurs Etrusques), ab saturis ausus est primus argumento fabulam serere : d’autres éditions portent argumenta fabularum, expressions qui ne présentent pas un sens net. Ciceron dit plus simplement & plus clairement, primus fabulam docuit.

Les pieces d’Andronicus étoient des imitations des pieces greques (academ. quest. I.) non verba, sed vim græcorum expresserunt poëtarum, dit Ciceron. Cet orateur ne faisoit pas beaucoup de cas des pieces d’Andronicus, & il prétend qu’elles ne méritoient pas qu’on les relût (in Brut.) Livianæ fabulæ non satis dignæ ut iterum legantur. Et Horace, epist. 1. l. II. à Auguste, parle de ceux qui les estimoient plus qu’elles ne méritoient, pour quelques mots heureux qu’on y rencontroit quelquefois. Andronicus avoit fait encore une traduction de l’Odyssée, que Ciceron compare aux statues attribuées à Dédale, dont l’ancienneté faisoit tout le mérite.

Il paroît cependant qu’Andronicus avoit eu autrefois beaucoup de réputation, puisqu’il avoit été chargé dans sa vieillesse (l’an 207 avant J. C.) de composer les parcles & la musique d’une hymne que vingt-sept jeunes filles chanterent dans une procession solennelle en l’honneur de Junon. Mais il est particulierement célebre par une nouveauté au théatre, dont il fut l’auteur ou l’occasion.

Tite-Live dit qu’Andronicus qui, suivant l’usage de ce tems-là, joüoit lui-même dans ses pieces, s’étant enroüé à force de répeter un morceau qu’on redemandoit, obtint la permission de faire chanter ces paroles par un jeune comédien, & qu’alors il représenta ce qui se chanta avec un mouvement ou un geste d’autant plus vif, qu’il n’étoit plus occupé du chant : canticum egisse aliquanto magis vigenti motu, quia nihil vocis usus impediebat.

Le point de la difficulté est dans ce que Tite-Live ajoûte : De-là, dit-il, vint la coûtume de chanter suivant le geste des comédiens, & de réserver leur voix pour le dialogue : inde ad manum cantari histrionibus coeptum, diverbiaque tantùm ipsorum voci relicta.

Comme le mot canticum signifie quelquefois un monologue, des commentateurs en ont conclu qu’il