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l’état se priveroit du bénéfice qui en revient à la circulation.

Si réellement la masse des signes étoit augmentée dans un état à un point assez considérable, pour que toutes les denrées fussent trop cheres pour les étrangers, le commerce avec eux se réduiroit à des échanges ; ou si ce pays se suffisoit à lui-même, le commerce étranger seroit nul ; la circulation n’augmenteroit plus, mais elle n’en seroit pas moins affoiblie, parce que l’introduction de l’argent cesseroit par une suite de gradations insensibles. Ce pays contiendroit autant d’hommes qu’il en pourroit nourrir & occuper par lui-même ; ses richesses en métaux ouvragés, en diamans, en effets rares & précieux, surpasseroient infiniment ses richesses numéraires, sans compter la valeur des autres meubles plus communs. Ses hommes, quoique sans commerce extérieur, seroient très-heureux tant que leur nombre n’excéderoit pas la proportion des terres. Enfin l’objet du législateur seroit rempli, puisque la société qu’il gouverne seroit revêtue de toutes les forces dont elle est susceptible.

Les hommes n’ont point encore été assez innocens pour mériter du ciel une paix aussi profonde & un enchaînement de prospérités aussi constant. Des fléaux terribles continuellement suspendus sur leurs têtes les avertissent de tems-en-tems par leur chûte, que les objets périssables dont ils sont idolatres, étoient indignes de leur confiance.

Ce qui purge les vices des hommes, délivre le Commerce de la surabondance des richesses numéraires.

Quoique le terme où nous avons conduit un corps politique, ne puisse moralement être atteint, nous ne laisserons pas de suivre encore un moment cette hypothèse, non pas dans le dessein chimérique de pénétrer dans un lieu inaccessible, mais pour recueillir des vérités utiles sur notre passage.

Le pays dont nous parlons, avant d’en venir à l’interruption totale de son commerce avec les étrangers, auroit disputé pendant une longue suite de siecles le droit d’attirer leur argent.

Cette méthode est toûjours avantageuse à une société qui a des intérêts extérieurs avec d’autres sociétés, quand même elle ne lui seroit d’aucune utilité intérieure. L’argent est un signe général reçu par une convention unanime de tous les peuples policés. Peu content de sa fonction de signe, il est devenu mesure des denrées ; & enfin même les hommes en ont fait celle de leurs actions. Ainsi le peuple qui en possede le plus, est le maître de ceux qui ne savent pas le réduire à leur juste valeur. Cette science paroît aujourd’hui abandonnée en Europe à un petit nombre d’hommes, que les autres trouvent ridicules, s’ils n’ont pas soin de se cacher. Nous avons vû d’ailleurs que l’augmentation de la masse des signes anime l’industrie, accroît la population ; il est intéressant de priver ses rivaux des moyens de devenir puissans, puisque c’est gagner des forces relatives.

Il seroit impossible de déterminer dans combien de tems le volume des signes pourroit s’accroître dans un état au point d’interrompre le commerce étranger. Mais on connoît un moyen général & naturel qui prolonge dans une nation l’introduction des métaux étrangers.

Nous avons vû naître de l’augmentation des signes bien répartis dans un état, la diminution du nombre des emprunteurs, & la baisse des intérêts de l’argent. Cette réduction est la source d’un profit plus facile sur les denrées, d’un moyen assûré d’obtenir la préférence des ventes, enfin d’une plus grande concurrence des denrées des artistes & des négocians. Calculer les effets de la concurrence, ce seroit vouloir calculer les efforts du génie ou mesurer l’esprit

humain. Du moindre nombre des emprunteurs & du bas intérêt de l’argent, résultent encore deux grands avantages.

Nous avons vû que les propriétaires des denrées superflues vendues à l’étranger, commencent par payer sur les métaux qu’ils ont reçus en échange, ce qui appartient aux salaires des ouvriers occupés du travail de ces denrées. Il leur en reste encore une portion considérable ; & s’ils n’ont pas besoin pour le moment d’un assez grand nombre de denrées pour employer leurs métaux en entier, ils en font ouvrager une partie, ou bien ils la convertissent en pierres précieuses, en denrées d’une rareté assez reconnue pour devenir dans tout le monde l’équivalent d’un grand volume de métaux.

La circulation ne diminue pas pour cela suivant notre dixieme conséquence sur l’augmentation de la masse de l’argent. Lorsque cet usage est le fruit de sa surabondance dans la circulation générale, c’est une très-grande preuve de la prospérité publique. Il suspend évidemment l’augmentation du volume des signes, sans que la force du corps politique cesse d’être accrue. Nous parlons d’un pays où l’augmentation des fortunes particulieres est produite par le commerce & l’abondance de la circulation générale ; car s’il s’y trouve d’autres moyens de faire de grands amas de métaux, & qu’une partie soit convertie à cet usage, il est clair que la circulation diminuera de la somme de ces amas ; que toutes les conséquences qui résultent de nos principes sur la diminution de la masse d’argent, seront ressenties, comme si cet argent eût passé chez l’étranger, à moins qu’il ne soit aussi tôt remplacé par une nouvelle introduction équivalente ; mais dans ce cas le peuple n’auroit point été enrichi.

Le troisieme avantage qui résulte du bas intérêt de l’argent, donne une grande supériorité à un peuple sur un autre.

A mesure que l’argent surabonde entre les mains des propriétaires des denrées, ne trouvant point d’emprunteurs, ils font passer la portion qu’ils ne veulent point faire entrer dans le commerce chez les nations où l’argent mesure les denrées. Ils le prêtent à l’état, aux négocians, à un gros intérêt qui rentre annuellement dans la circulation de la nation créanciere, & prive l’autre du bénéfice de la circulation. Les ouvriers du peuple emprunteur ne sont plus que des esclaves auxquels on permet de travailler pendant quelques jours de l’année pour se procurer une subsistance médiocre : tout le reste appartient au maître, & le tribut est exigé rigoureusement, soit que cette subsistance ait été commode ou misérable. Le peuple emprunteur se trouve dans cet état de crise, dont nos huitieme & neuvieme conséquences sur l’augmentation de la masse de l’argent donnent la raison.

Après quelques années révolues, le capital emprunté est sorti réellement par le payement des arrérages, quoiqu’il soit encore dû en entier, & qu’il reste au créancier un moyen infaillible de porter un nouveau desordre dans la circulation de l’état débiteur, en retirant subitement ses capitaux. Enfin pour peu qu’on se rappelle le gain que fait sur les changes une nation créanciere des autres, on sera intimement convaincu de l’avantage qu’il y a de prêter son argent aux étrangers.

Diverses causes naturelles peuvent retarder la préférence de l’argent dans le Commerce, lors même que la circulation est libre ; son transport d’ailleurs est long & coûteux. Les hommes ont imaginé de le représenter par deux sortes de signes.

Les uns sont momentanés, & de simples promesses par écrit de fournir de l’argent dans un lieu & à un terme convenu.