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d’avoir négligé dans une matiere philosophique, & dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le desordre réel de celui qui n’est qu’apparent. Le desordre est réel, quand l’analogie & la suite des idées n’est point observée ; quand les conclusions sont érigées en principes, ou les précedent ; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se retrouve au

    posent le despotisme ou l’assûrent. Un des grands principes de l’esprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu’il est possible, la condition du peuple conquis ; c’est satisfaire tout-à-la-fois la loi naturelle & la maxime d’État. Rien n’est plus beau que le traité de paix de Gelon avec les Carthaginois, par lequel il leur défendit d’immoler à l’avenir leurs propres enfans. Les Espagnols, en conquérant le Pérou, auroient dû obliger de même les habitans à ne plus immoler des hommes à leurs Dieux ; mais ils crurent plus avantageux d’immoler ces peuples mêmes. Ils n’eurent plus pour conquête qu’un vaste desert ; ils furent forcés à dépeupler leur pays, & s’affoiblirent pour toûjours par leur propre victoire. On peut être obligé quelquefois de changer les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obliger de lui ôter ses mœurs ou même ses coûtumes, qui sont souvent toutes ses mœurs. Mais le moyen le plus sûr de conserver une conquête, c’est de mettre, s’il est possible, le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant, de lui accorder les mêmes droits & les mêmes priviléges : c’est ainsi qu’en ont souvent usé les Romains, c’est ainsi sur-tout qu’en usa César à l’égard des Gaulois.

    Jusqu’ici, en considérant chaque gouvernement tant en lui-même que dans son rapport aux autres, nous n’avons eu égard ni à ce qui doit leur être commun, ni aux circonstances particulieres tirées ou de la nature du pays, ou du génie des peuples : c’est ce qu’il faut maintenant développer.

    La loi commune de tous les gouvernemens, du moins des gouvernemens modérés, & par conséquent justes, est la liberté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté n’est point la licence absurde de faire tout ce qu’on veut, mais le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut être envisagée ou dans son rapport à la constitution, ou dans son rapport au citoyen.

    Il y a dans la constitution de chaque État deux sortes de pouvoirs, la puissance législative & l’exécutrice ; & cette derniere a deux objets, l’intérieur de l’État & le dehors. C’est de la distribution légitime & de la répartition convenable de ces différentes espèces de pouvoirs, que dépend la plus grande perfection de la liberté politique par rapport à la constitution. M. de Montesquieu en apporte pour preuve la constitution de la République Romaine, & celle de l’Angleterre. Il trouve le principe de celle-ci dans cette loi fondamentale du gouvernement des anciens Germains, que les affaires peu importantes y étoient décidées par les chefs, & que les grandes étoient portées au tribunal de la Nation, après avoir auparavant été agitées par les chefs. M. de Montesquieu n’examine point si les Anglois jouissent ou non de cette extrème liberté politique que leur constitution leur donne ; il lui suffit qu’elle soit établie par leurs lois : il est encore plus éloigné de vouloir faire la satyre des autres États ; il croit au contraire que l’excès, même dans le bien, n’est pas toûjours desirable ; que la liberté extrème a ses inconvéniens comme l’extrème servitude, & qu’en général la nature humaine s’accommode mieux d’un état moyen.

    La liberté politique considérée par rapport au citoyen, consiste dans la sûreté où il est à l’abri des lois, ou du moins dans l’opinion de cette sûreté qui fait qu’un citoyen n’en craint point un autre. C’est principalement par la nature & la proportion des peines, que cette liberté s’établit ou se détruit. Les crimes contre la Religion doivent être punis par la privation des biens que la Religion procure ; les crimes contre les mœurs, par la honte ; les crimes contre la tranquillité publique, par la prison ou l’exil ; les crimes contre la sûreté, par les supplices. Les écrits doivent être moins punis que les actions, jamais les simples pensées ne doivent l’être : accusations non-juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces ressources de la tyrannie également honteuses à ceux qui en sont l’instrument & à ceux qui s’en servent, doivent être proscrites dans un bon gouvernement monarchique. Il n’est permis d’accuser qu’en face de la loi, qui punit toûjours ou l’accusé ou le calomniateur. Dans tout autre cas, ceux qui gouvernent doivent dire avec l’Empereur Constance : Nous ne saurions soupçonner celui à qui il a manqué un accusateur, lors qu’il ne lui manquoit pas un ennemi. C’est une très bonne institution que celle d’une Partie publique qui se charge au nom de l’État de poursuivre les crimes, & qui ait toute l’utilité des délateurs sans en avoir les vils intérêts, les inconvéniens, & l’infamie.

    La grandeur des impôts doit être en proportion directe avec la liberté. Ainsi dans les Démocraties, ils peuvent être plus grands qu’ailleurs sans être onéreux ; parce que chaque citoyen les regarde comme un tribut qu’il se paye à lui-même, & qui assûre la tranquillité & le sort de chaque membre. De plus, dans un État démocratique, l’emploi infidele des deniers publics est plus difficile ; parce qu’il est plus aisé de le connoître & de le punir, le dépositaire en devant compte, pour ainsi dire, au premier citoyen qui l’exige.

    Dans quelque gouvernement que ce soit, l’espece de tributs la moins onéreuse, est celle qui est établie sur les marchandises ; parce que le citoyen paye sans s’en appercevoir. La quantité excessive de Troupes en tems de paix, n’est qu’un prétexte pour charger le peuple d’impôts, un moyen d’énerver l’État, & un instrument de servitude. La Régie des tributs qui en fait rentrer le produit en entier dans le fisc public, est sans comparaison moins à charge au peuple, & par conséquent plus avantageuse, lorsqu’elle peut avoir lieu, que la Ferme de ces mêmes tributs, qui laisse toûjours entre les mains de quelques particuliers une partie des revenus de l’État. Tout est perdu sur-tout (ce sont ici les termes de l’Auteur) lorsque la profession de Traitant devient honorable ; & elle le devient dès que le luxe est en vigueur. Laisser quelques hommes se nourrir de la substance publique pour les dépouiller à leur tour, comme on l’a autrefois pratiqué dans certains États, c’est réparer une injustice par une autre, & faire deux maux au lieu d’un.

    Venons maintenant, avec M. de Montesquieu, aux circonstances particulieres indépendantes de la nature du gouvernement, & qui doivent en modifier les lois. Les circonstances qui viennent de la nature du Pays sont de deux sortes ; les unes ont rapport au climat, les autres au terrein. Personne ne doute que le climat n’influe sur la disposition