l’apparence, ou pour suivre la foule. Sa Majesté, pénétrée de la perte que son Royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles ; témoignage de bonté & de justice qui n’honore pas moins le Monarque que le Sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d’une famille à qui il étoit cher, & qui n’a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis, & d’un plus grand nombre de spectateurs, il conserva jusqu’au dernier moment la paix & l’égalité de son ame. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance en l’Etre éternel auquel il alloit se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d’un homme de bien, qui n’avoit jamais consacré ses talens qu’à l’avantage de la vertu & de l’humanité. La France & l’Europe le perdirent le 10 Février 1755, à l’âge de soixante-six ans révolus.
Toutes les Nouvelles publiques ont annoncé cet évenement comme une calamité. On pourroit appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d’un illustre Romain ; que personne en apprenant sa mort n’en témoigna de joie, que personne même ne l’oublia dès qu’il ne fut plus. Les Etrangers s’empresserent de faire éclater leurs regrets ; & Mylord Chesterfield, qu’il suffit de nommer, fit imprimer dans un des Papiers publics de Londres un article en son honneur, article digne de l’un & de l’autre ; c’est le portrait d’Anaxagore tracé par Périclès[1]. L’Académie royale des Sciences & des Belles-Lettres de Prusse, quoiqu’on n’y soit point dans l’usage de prononcer l’éloge des Associés étrangers, a cru devoir lui faire cet honneur, qu’elle n’a fait encore qu’à l’illustre Jean Bernoulli ; M. de Maupertuis, tout malade qu’il étoit, a rendu lui-même à son ami ce dernier devoir, & n’a voulu se reposer sur personne d’un soin si cher & si triste. A tant de suffrages éclatans en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre sans indiscrétion les éloges que lui a donnés, en présence de l’un de nous, le Monarque même auquel cette Académie célebre doit son lustre, Prince fait pour sentir les pertes de la Philosophie, & pour l’en consoler.
Le 17 Février, l’Académie Françoise lui fit, selon l’usage, un Service solemnel, auquel malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de Lettres de ce Corps, qui n’étoient point absens de Paris, se firent un devoir d’assister. On auroit dû, dans cette triste cérémonie, placer l’Esprit des Lois sur son cercueil, comme on exposa autrefois vis-à-vis le cercueil de Raphael son dernier Tableau de la Transfiguration. Cet appareil simple & touchant eût été une belle Oraison funebre.
Jusqu’ici nous n’avons considéré M. de Montesquieu que comme Ecrivain & Philosophe ; ce seroit lui dérober la moitié de sa gloire que de passer sous silence ses agrémens & ses qualités personnelles.
Il étoit dans le commerce d’une douceur & d’une gaieté toujours égales. Sa conversation étoit légere, agréable, & instructive par le grand nombre d’hommes & de peuples qu’il avoit connus. Elle étoit coupée comme son style, pleine de sel & de saillies, sans amertume & sans satyre ; personne ne racontoit plus vivement, plus promptement, avec plus de grace & moins d’apprêt. Il savoit que la fin d’une histoire plaisante en est toûjours le but ; il se hâtoit donc d’y arriver, & produisoit l’effet sans l’avoir promis.
Ses fréquentes distractions ne le rendoient que plus aimable ; il en sortoit toûjours par quelque trait inattendu qui réveilloit la conversation languissante ; d’ailleurs elles n’étoient jamais, ni jouées, ni choquantes, ni importunes : le feu de son esprit, le grand nombre d’idées dont il étoit plein, les faisoient naître, mais il n’y tomboit jamais au milieu d’un entretien intéressant ou sérieux ; le desir de plaire à ceux avec qui il se trouvoit, le rendoit alors à eux sans affectation & sans effort.
Les agrémens de son commerce tenoient non seulement à son caractere & à son esprit, mais à l’espece de régime qu’il observoit dans l’étude. Quoique capable d’une méditation profonde & long-tems soûtenue, il n’épuisoit jamais ses forces, il quittoit toûjours le travail avant que d’en ressentir la moindre impression de fatigue.
- ↑ Voici cet éloge en anglois, tel qu’on le lit dans la gazette appellée Evening-post ou Poste du soir :
On the 10th of this month, died at Paris, universally and sincerely regretted, Charles Secondat, Baron of Montesquieu, and President a mortier of the Parliament of Bourdeaux. His virtues did honour to human nature, his writings justice. A friend to mankind, he asserted their undoubted and inalienable rights with freedom, even in his own country, whose prejudices in matters of religion and governement (il faut se ressouvenir que c’est un anglois qui parle) he had long lamented, and endeavoured (not without some success) to remove. He well knew, and justly admired the happy constitution of this country, where fix’d and known Laws equally restrain monarchy from Tyranny, and liberty from licentiousness. His Works will illustrate his name, and survive him, as long as right reason, moral obligation, and the true spirit of laws, shall be understood, respected and maintained.