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ce qui fait grande pitié à un philosophe, c’est un éclectique tel que Porphyre, qui en est réduit à ces extrémités. Cependant les éclectiques réussirent par ces voies obliques à en imposer aux Chrétiens, & à obtenir du gouvernement un peu plus de liberté ; l’Eglise même ne balança pas à élever à la dignité de l’épiscopat Synesius, qui reconnoissoit ouvertement la célebre Hypatia pour sa maîtresse en philosophie ; en un mot il y eut un tems où les Eclectiques étoient presque parvenus à se faire passer pour Chrétiens, & où les Chrétiens n’étoient pas éloignés de s’avoüer Eclectiques. C’étoit alors que S. Augustin disoit des Philosophes : Si hanc vitam illi Philosophi rursus agere potuissent, viderent profectò cujus autoritate facilius consuleretur hominibus, & paucis mutatis verbis, Christiani fierent, sicut plerique recentiorum nostrorumque temporum Platonici fecerunt. L’illusion dura d’aurant plus long tems, que les Eclectiques, pressés par les Chrétiens, & s’enveloppant dans les distinctions d’une métaphysique très-subtile à laquelle ils étoient rompus, rien n’étoit plus difficile que de les faire entrer entierement dans l’Eglise, ou que de les en tenir évidemment séparés ; ils avoient tellement quintessencié la théologie payenne, que prosternés aux piés des idoles, on ne pouvoit les convaincre d’idolatrie ; il n’y avoit rien à quoi ils ne fissent face avec leurs émanations. Etoient-ils matérialistes ? ne l’étoient-ils pas ? C’est ce qui n’est pas même aujourd’hui trop facile à décider. Y a-t-il quelque chose de plus voisin de la monade de Léibnitz, que les petites spheres intelligentes, qu’ils appelloient yunges : νοούμεναι ἴυγγες πατρόθεν νοέουσι καὶ αὐταὶ ; βουλαῖς ἀφθέγκτοις κινούμεναι, ὥστε νοῆσαι : Intellectæ yunges à patre, intelligunt & ipsæ, consiliis ineffabilibus motæ, ut intelligant. Voilà le symbole des élémens des êtres, selon les Eclectiques ; voilà ce dont tout est composé, & le monde intelligible, & le monde sensible, & les esprits créés, & les corps. La définition qu’ils donnent de la mort, a tant de liaison avec le système de l’harmonie préétablie de Léibnitz, que M. Brucker n’a pû se dispenser d’en convenir. Plotin dit L’homme meurt, ou l’ame se sépare du corps, quand il n’y a plus de force dans l’ame qui l’attache au corps ; & cet instant arrive, perditâ harmoniâ quam olim habens, habebat & anima. Et M. Brucker ajoûte : en vero harmoniam præstabilitam inter animam & corpus jam Plotino ex parte notam.

On sera d’autant moins surpris de ces ressemblances, qu’on connoîtra mieux la marche desordonnée & les écarts du Génie poétique, de l’Enthousiasme, de la Métaphysique, & de l’Esprit systématique. Qu’est-ce que le talent de la fiction dans un poëte, sinon l’art de trouver des causes imaginaires à des effets réels & donnés, ou des effets imaginaires à des causes réelles & données ? Quel est l’effet de l’enthousiasme dans l’homme qui en est transporté, si ce n’est de lui faire appercevoir entre des êtres éloignés des rapports que personne n’y a jamais vûs ni supposés ? Où ne peut point arriver un métaphysicien qui, s’abandonnant entierement à la méditation, s’occupe profondément de Dieu, de la nature, de l’espace, & du tems ? à quel résultat ne sera point conduit un philosophe qui poursuit l’explication d’un phénomene de la nature à-travers un long enchaînement de conjectures ? qui est-ce qui connoît toute l’immensité du terrein que ces différens esprits ont battu, la multitude infinie de suppositions singulieres qu’ils ont faites, la foule d’idées qui se sont présentées à leur entendement, qu’ils ont comparées, & qu’ils se sont efforcés de lier. J’ai entendu raconter plusieurs fois à un de nos premiers philosophes, que s’étant occupé pendant long-tems d’un phénomene de la nature, il avoit été conduit par une très longue suite de conjectures, à une explication sys-

tématique de ce phénomene, si extravagante & si compliquée, qu’il étoit demeuré convaincu qu’aucune tête humaine n’avoit jamais rien imaginé de semblable. Il lui arriva cependant de retrouver dans Aristote précisément le même résultat d’idées & de réflexions, le même système de déraison. Si ces rencontres des Modernes avec les Anciens, des Poëtes tant anciens que modernes, avec les Philosophes, & des Poëtes & des Philosophes entre eux, sont déjà si fréquentes, combien les exemples n’en seroient-ils pas encore plus communs, si nous n’avions perdu aucune des productions de l’antiquité, ou s’il y avoit en quelque endroit du monde un livre magique qu’on pût toûjours consulter, & où toutes les pensées des hommes allassent se graver au moment où elles existent dans l’entendement ? La ressemblance des idées des Eclectiques avec celles de Léibnitz, n’est donc pas un phénomene qu’il faille admettre sans précaution, ni rejetter sans examen ; & la seule conséquence équitable qu’on en puisse tirer, dans la supposition que cette ressemblance soit réelle, c’est que les hommes d’un siecle ne different guere des hommes d’un autre siecle, que les mêmes circonstances amenent presque nécessairement les mêmes découvertes, & que ceux qui nous ont précédé avoient vû beaucoup plus de choses, que nous n’avons généralement de disposition à le croire.

Après ce tableau général de l’Eclectisme, nous allons donner un abregé historique de la vie & des mœurs des principaux philosophes de cette secte ; d’où nous passerons à l’exposition des points fondamentaux de leur système.

Histoire de l’Eclectisme.

La philosophie éclectique fut sans chef & sans nom (ἀκέφαλος καὶ ἀνώνυμος) jusqu’à Potamon d’Alexandrie. L’histoire de ce Potamon est fort brouillée : on est très-incertain sur le tems où il parut ; on ne sait rien de sa vie ; on sait très-peu de chose de sa philosophie. Trois auteurs en ont parlé, Diogene Laerce, Suidas, & Porphyre. Ce dernier dit, à l’occasion de Plotin : Sa maison étoit pleine de jeunes garçons & de jeunes filles. C’étoient les enfans des citoyens les plus considerés par leur naissance & par leur fortune. Telle étoit la confiance qu’ils avoient dans les lumieres & la vertu de ce philosophe, qu’ils croyoient tous n’avoir rien de mieux à faire en mourant, que de lui recommander ce qu’ils laissoient au monde de plus cher ; de ce nombre étoit Potamon, qu’il se plaisoit à entendre sur une philosophie dont il jettoit les fondemens, ou sur une philosophie qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. (Διὸ καὶ ἐπεπλήρωτο αὐτῷ ἡ οἰκία, παίδων κὰι παρθένων. ἐν τούτοις καὶ ἦν ὁ Ποτάμων, οὗ τῆς παιδεύσεως φροντίζων πολλάκις ἓν καὶ μεταποιοῦντος ἠκροάσατο) ; c’est un logogriphe que ce passage de Porphyre : de ce nombre (ἐν τούτοις) étoit Potamon. On ne sait si cela se rapporte aux peres ou aux enfans. Si c’est des peres qu’il faut entendre cet endroit, Potamon étoit contemporain de Plotin. Si c’est des enfans, il étoit postérieur à ce philosophe. Le reste du passage ne présente pas moins de difficultés : les uns lisent πολλάκις ἓν καὶ, qui ne présente presqu’aucun sens ; d’autres, πολλάκις μὲν ou πολλὰ εἰς ἕν, que nous avons rendus par, qu’il se plaisoit à entendre sur une philosophie dont il jettoit les fondemens, ou qui consiste à fondre plusieurs systèmes en un. Suidas dit de son Potamon, qu’il vêcut avant & sous le regne d’Auguste (πρὸ καὶ μετὰ Αὐγούστου). En ce cas, ou cet auteur s’est trompé dans cette occasion, comme il lui est arrivé dans beaucoup d’autres ; ou le Potamon dont il parle, n’est pas le fondateur de la secte éclectique ; car Diogene Laerce dit de celui-ci, qu’il avoit tiré de chaque philosophie ce qui lui convenoit ; qu’il en avoit formé sa philosophie, & que cet éclectisme étoit tout nouveau (Ἔτι δὲ πρὸ ὀλίγου καὶ ἐκλεκτική τις αἵρεσις