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commencement de santé qui nous fait éviter tout ce qui peut entretenir la maladie. Animi sanari voluerint, præceptis sapientium paruerint ; fiet ut sine ullâ dubitatione sanentur. Cic. III. Tusc. cap. iij.

Quand nous sommes en état de refléchir sur nos sensations, nous nous appercevons que nous avons des sentimens dont les uns sont agréables, & les autres plus ou moins douloureux ; & nous ne pouvons pas douter que ces sentimens ou sensations ne soient excités en nous par une cause différente de nous-mêmes, puisque nous ne pouvons ni les faire naître, ni les suspendre, ni les faire cesser précisément à notre gré. L’expérience & notre sentiment intime ne nous apprennent-ils pas que ces sentimens nous viennent d’une cause étrangere, & qu’ils sont excités en nous à l’occasion des impressions que les objets font sur nos sens, selon un certain ordre immuable établi dans toute la nature, & reconnu par-tout où il y a des hommes ?

C’est encore d’après ces impressions que nous jugeons des objets & de leurs propriétés ; ces premieres impressions nous donnent lieu de faire ensuite différentes réflexions qui supposent toûjours ces impressions, & qui se font indépendamment de la disposition habituelle ou actuelle du cerveau, & selon les lois de l’union de l’ame avec le corps. Il faut toûjours supposer l’ame dans l’état de la veille, où elle sent bien qu’elle n’est pas ensevelie dans les ténebres du sommeil ; il faut la supposer dans l’état de santé, en un mot dans cet état où dégagée de toute passion & de tout préjugé, elle exerce ses fonctions avec lumiere & avec liberté : puisque pendant le sommeil, ou même pendant la veille, nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins qu’il n’ait fait quelque impression sur nous depuis que nous sommes au monde.

Puisque nous ne pouvons par notre seule volonté empêcher l’effet d’une sensation, par exemple, nous empêcher de voir pendant le jour, lorsque nos yeux sont ouverts, ni exciter, ni conserver ni faire cesser la moindre sensation : Puisque c’est un axiome constant en Philosophie que notre pensée n’ajoûte rien à ce que les objets sont en eux-mêmes, cogitare tuum nil ponit in re : Puisque tout effet suppose une cause : Puisque nul être ne peut se modifier lui-même, & que tout ce qui change, change par autrui : Puisque nos connoissances ne sont point des êtres particuliers, & que ce n’est que nous connoissant, comme chaque regard de nos yeux n’est que nous regardant, & que tous ces mots, connoissance, idée, pensée, jugement, vie, mort, néant, maladie, santé, vûe, &c. ne sont que des termes abstraits que nous avons inventés sur le modele & à l’imitation des mots qui marquent des êtres réels, tels que Soleil, Lune, Terre, Etoiles, &c. & que ces termes abstraits nous ont paru commodes pour faire entendre ce que nous pensons aux autres hommes, qui en font le même usage que nous, ce qui nous dispense de recourir à des périphrases & à des circonlocutions qui feroient languir le discours ; par toutes ces considérations, il paroît évident que chaque connoissance individuelle doit avoir sa cause particuliere, ou son motif propre.

Ce motif doit avoir deux conditions également essentielles & inséparables.

1°. Il doit être extérieur, c’est-à-dire qu’il ne doit pas venir de notre propre imagination, comme il en vient dans le sommeil : cogitare tuum nil ponit in re.

2°. Il doit être le motif propre, c’est-à-dire celui que telle connoissance particuliere suppose, celui sans lequel cette pensée ne seroit jamais venue dans l’esprit.

Quelques philosophes de l’antiquité avoient imaginé qu’il y avoit des Antipodes ; les preuves qu’ils

donnoient de leur sentiment étoient bien vraissemblables, mais elles n’étoient que vraissemblables ; au lieu qu’aujourd’hui que nous allons aux Antipodes, & que nous en revenons ; aujourd’hui qu’il y a un commerce établi entre les peuples qui y habitent & nous, nous avons un motif légitime, un motif extérieur, un motif propre, pour assûrer qu’il y a des Antipodes.

Ce Grec qui s’imaginoit que tous les vaisseaux qui arrivoient au port de Pyrée lui appartenoient, ne jugeoit que sur ce qui se passoit dans son imagination & dans le sens interne, qui est l’organe du consentement de l’esprit ; il n’avoit point de motif extérieur & propre : ce qu’il pensoit n’étoit point en rapport avec la réalité des choses : cogitare tuum nil ponit in re. Une montre marque toûjours quelqu’heure ; mais elle ne va bien que lorsqu’elle est en rapport avec la situation du Soleil : notre sentiment intime, aidé par les circonstances, nous fait sentir le rapport de notre jugement avec la réalité des choses. Quand nous sommes éveillés, nous sentons bien que nous ne dormons pas ; quand nous sommes en bonne santé, nous sommes persuadés que nous ne sommes pas malades : ainsi lorsque nous jugeons d’après un motif légitime, nous sommes convaincus que notre jugement est bien fondé, & que nous aurions tort de porter un jugement différent. Les ames qui ont le bonheur d’être unies à des têtes bien faites, passent de l’état de la passion, ou de celui de l’erreur & du préjugé, à l’état tranquille de la raison, où elles exercent leurs fonctions avec lumiere & avec liberté.

Il seroit aisé de rapporter un grand nombre d’exemples, pour faire voir la nécessité d’un motif extérieur, propre, & légitime dans tous nos jugemens, même de ceux qui regardent la foi : Fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi, dit S. Paul. (Rom. c. x. 17.) « Dans des points si sublimes, dit le Pere Buffier (tr. des premieres vérités, III. part. p. 237), on trouve un motif judicieux & plausible, certain, qui ne peut nous égarer, de soûmettre nos foibles lumieres naturelles à l’intelligence infinie de Dieu …… qui a révélé certaines vérités, & à la sage autorité de l’Église qui nous apprend que Dieu les a effectivement révélées. Si l’on faisoit attention à ces premieres vérités dans la science de la Théologie, ajoûte le P. Buffier (ibid.), l’étude en deviendroit beaucoup plus facile & plus abregée, & le fruit en seroit plus solide & plus étendu ».

Ce seroit donc une pratique très-utile de demander souvent à un jeune homme le motif de son jugement, dans des occasions même très-communes, sur-tout quand on s’apperçoit qu’il imagine, & que ce qu’il dit n’est pas fondé.

Quand les jeunes gens sont en état d’entrer dans des études sérieuses, c’est une pratique très-utile, après qu’on leur a appris les différentes sortes de gouvernemens, de leur faire lire les gazettes, avec des cartes de géographie & des dictionnaires qui expliquent certains mots que souvent même le maître n’entend pas. Cette pratique est d’abord desagréable aux jeunes gens ; parce qu’ils ne sont encore au fait de rien, & que ce qu’ils lisent ne trouve pas à se lier dans leur esprit avec des idées acquises : mais peu-à-peu cette lecture les intéresse, sur-tout lorsque leur vanité en est flatée par les loüanges que des personnes avancées en âge leur donnent à-propos sur ce point.

Je connois des maîtres judicieux qui pour donner aux jeunes gens certaines connoissances d’usage, leur font lire & leur expliquent l’état de la France & l’almanach royal : & je crois cette pratique très utile.

Il resteroit à parler des mœurs & des qualités so-