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du gouvernement, comme on l’attendoit d’un homme de son caractere. Mais son goût dominant ne tarda pas à le rappeller à la contemplation & à la philosophie. Il s’enfonça dans les lieux sauvages & solitaires ; il erra parmi les tombeaux ; il se livra à l’étude de la morale, de la nature, de l’anatomie & des mathématiques ; il consuma sa vie en expériences ; il fit dissoudre des pierres ; il exprima le suc des plantes ; il disséqua les animaux. Ses imbécilles concitoyens le prirent alternativement pour magicien & pour insensé. Son entrevûe avec Hippocrate, qu’on avoit appellé pour le guérir, est trop connue & trop incertaine, pour que j’en fasse mention ici. Ses travaux & son extrême sobriété n’abregerent point ses jours. Il vécut près d’un siecle. Voici les principes généraux de sa philosophie.

Logique de Démocrite. Démocrite disoit : il n’existe que les atomes & le vuide ; il faut traiter le reste comme des simulacres trompeurs. L’homme est loin de la vérité. Chacun de nous a son opinion ; aucun n’a la science. Il y a deux philosophies ; l’une sensible, l’autre rationelle ; il faut s’en tenir à la premiere, tant qu’on voit, qu’on sent, qu’on entend, qu’on goûte & qu’on touche ; il ne faut poursuivre le phénomene à la pointe de l’esprit, que quand il échappe à la portée des sens. La voie expérimentale est longue, mais elle est sûre ; la voie du raisonnement a le même défaut, & n’a pas la même certitude.

D’où l’on voit que Démocrite s’étoit un peu rapproché des idées de Xénophane en métaphysique, & qu’il s’étoit livré sans réserve à la méthode de philosopher de Leucippe en physique.

Physiologie de Démocrite. Démocrite disoit : rien ne se fait de rien ; le vuide & les atomes sont les causes efficientes de tout. La matiere est un amas d’atomes, ou n’est qu’une vaine apparence. L’atome ne naît point du vuide, ni le vuide de l’atome : les corps existent dans le vuide. Ils ne different que par la combinaison de leurs élémens. Il faut rapporter l’espace aux atomes & au vuide. Tout ce qui est plein est atome ; tout ce qui n’est pas atome est vuide. Le vuide & les atomes sont deux infinis ; l’un en nombre, l’autre en étendue. Les atomes ont deux propriétés primitives, la figure & la masse. La figure varie à l’infini ; la masse est la plus petite possible. Tout ce que nous attribuons d’ailleurs aux atomes comme des propriétés, est en nous. Ils se meuvent dans le vuide immense, où il n’y a ni haut ni bas, ni commencement, ni milieu, ni fin ; ce mouvement a toûjours été & ne cessera jamais. Il se fait selon une direction oblique, telle que celle des graves. Le choc & la cohésion sont des suites de cette obliquité & de la diversité des figures. La justice, le destin, la providence, sont des termes vuides de sens. Les actions réciproques des atomes, sont les seules raisons éternelles de tout. Le mouvement circulaire en est un effet immédiat. La matiere est une : toutes les différences émanent de l’ordre, de la figure & de la combinaison des atomes. La génération n’est que la cohésion des atomes homogenes : l’altération n’est qu’un accident de leur combinaison ; la corruption n’est que leur séparation ; l’augmentation, qu’une addition d’atomes ; la diminution, qu’une soustraction d’atomes. Ce qui s’apperçoit par les sens, est toûjours vrai ; la doctrine des atomes rend raison de toute la diversité de nos sensations. Les mondes sont infinis en nombre : il y en a de parfaits, d’imparfaits, de semblables, de différens. Les espaces qu’ils occupent, les limites qui les circonscrivent, les intervalles qui les séparent, varient à l’infini. Les uns se forment, d’autres sont formés ; d’autres se résolvent & se détruisent. Le monde n’a point d’ame, ou l’ame du monde est le mouvement igné. Le feu est un amas d’atomes sphériques. Il n’y a d’autres différences entre les atomes

constitutifs de l’air, de l’eau & de la terre, que celle des masses. Les astres sont des amas de corpuscules ignés & legers, mus sur eux-mêmes. La lune a ses montagnes, ses vallées & ses plaines. Le soleil est un globe immense de feu. Les corps célestes sont emportés d’un mouvement général d’orient en occident. Plus leur orbe est voisin de la terre, plus il se meut lentement. Les cometes sont des amas de planetes si voisines, qu’elles n’excitent que la sensation d’un tout. Si l’on resserre dans un espace trop étroit une grande quantité d’atomes, il s’y formera un courant ; si l’on disperse au contraire les atomes dans un vuide trop grand pour leur quantité, ils demeureront en repos. Dans le commencement, la terre fut emportée à-travers l’immensité de l’espace d’un mouvement irrégulier. Elle acquit dans le tems de la consistence & du poids ; son mouvement se ralentit peu-à peu, puis il cessa. Elle doit son repos à son étendue & à sa gravité. C’est un vaste disque qui divise l’espace infini en deux hémispheres, l’un supérieur, & l’autre inférieur. Elle reste immobile par l’égalité de force de ces deux hémispheres. Si l’on considere la section de l’espace universel relativement à deux points déterminés de cet espace, elle sera droite ou oblique. C’est en ce sens que l’axe de la terre est incliné. La terre est pleine d’eau : c’est la distribution inégale de ce fluide dans ses immenses & profondes concavités, qui cause & entretient ses mouvemens. Les mers décroissent sans cesse, & tariront. Les hommes sont sortis du limon & de l’eau. L’ame humaine n’est que la chaleur des élémens du corps ; c’est par cette chaleur que l’homme se meut & qu’il vit. L’ame est mortelle, elle se dissipe avec le corps. La partie qui réside dans le cœur, réfléchit, pense & veut ; celle qui est répandue uniformément par-tout ailleurs, sent seulement. Le mouvement qui a engendré les êtres détruits, les réformera. Les animaux, les hommes & les dieux, ont chacun leurs sens propres. Les nôtres sont des miroirs qui reçoivent les images des choses. Toute sensation n’est qu’un toucher. La distinction du jour & de la nuit est une expression naturelle du tems.

Théologie de Démocrite. Il y a des natures composées d’atomes très-subtils, qui ne se montrent à nous que dans les ténebres. Ce sont des simulacres gigantesques : la dissolution en est plus difficile & plus rare que des autres natures. Ces êtres ont des voix : ils sont plus instruits que nous. Il y a dans l’avenir des évenemens qu’ils peuvent prévoir, & nous annoncer ; les uns sont bienfaisans, les autres malfaisans. Ils habitent le vague des airs ; ils ont la figure humaine. Leur dimension peut s’étendre jusqu’à remplir des espaces immenses. D’où l’on voit que Démocrite avoit pris pour des êtres réels les phantomes de son imagination ; & qu’il avoit composé sa théologie de ses propres visions ; ce qui étoit arrivé de son tems à beaucoup d’autres, qui ne s’en doutoient pas.

Morale de Démocrite. La santé du corps & le repos de l’ame sont le souverain bien de l’homme. L’homme sage ne s’attache fortement à rien de ce qui peut lui être enlevé. Il faut se consoler de ce qui est ; par la contemplation du possible. Le philosophe ne demandera rien, & méritera tout ; ne s’étonnera guere, & se fera souvent admirer. C’est la loi qui fait le bien & le mal, le juste & l’injuste, le décent & le deshonnête. La connoissance du nécessaire est plus à desirer que la jouissance du superflu. L’éducation fait plus d’honnêtes gens que la nature. Il ne faut courir après la fortune, que jusqu’au point marqué par les besoins de la nature. L’on s’épargnera bien des peines & des entreprises, si l’on connoît ses forces, & si l’on ne se propose rien au-delà, ni dans son domestique, ni dans la société. Celui qui s’est fait un