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battu ma maîtresse, on ne doit penser ni aux fureurs d’Oreste, ni à celles d’Ajax. (Ov. lib. I. el. 7.) Que ces écarts sont bien plus naturels dans Properce ! On m’enleve ce que j’aime, dit-il à son ami, & tu me défends les larmes ! Il n’y a d’injures sensibles qu’en amour… c’est par-là qu’ont commencé les guerres, c’est par-là qu’à péri Troye… Mais pourquoi recourir à l’exemple des Grecs ? C’est toi, Romulus, qui nous as donné celui du crime ; en enlevant les Sabines, tu appris à tes neveux à nous enlever nos amantes, &c. (Lib. II. el. 7.)

En général, le sentiment domine dans le genre passionné, c’est le caractere de Properce ; l’imagination domine dans le gracieux, c’est le caractere d’Ovide. Dans le premier l’imagination modeste & soûmise ne se joint au sentiment que pour l’embellir, & se cache en l’embellissant, subsequiturque. Dans le second le sentiment humble & docile ne se joint à l’imagination que pour l’animer, & se laisse couvrir des fleurs qu’elle répand à pleines mains. Un coloris trop brillant refroidiroit l’un, comme un pathétique trop fort obscurciroit l’autre. La passion rejette la parure des graces, les graces sont effrayées de l’air sombre de la passion ; mais une émotion douce ne les rend que plus touchantes & plus vives : c’est ainsi qu’elles regnent dans l’élégie tendre, & c’est le genre de Tibulle.

C’est pour avoir donné à un sentiment foible le ton du sentiment passionné, que l’élégie est devenue fade. Rien n’est plus insipide qu’un desespoir de sang froid. On a cru que le pathétique étoit dans les mots ; il est dans les tours & dans les mouvemens du style. Ce regret de Properce après s’être éloigné de Cinthie,

Nonne fuit melius dominæ pervincere mores ?


ce regret, dis-je, seroit froid. Mais combien la réflexion l’anime !

Quamvis dura, tamen rara puella fuit.


C’est une étude bien intéressante que celle des mouvemens de l’ame dans les élégies de ce poëte, & de Tibulle son rival ! Je veux, dit Ovide, que quelque jeune homme blessé des mêmes traits que moi, reconnoisse dans mes vers tous les signes de sa flamme, & qu’il s’écrie après un long étonnement : qui peut avoir appris à ce poëte à si bien peindre mes malheurs ? C’est la regle générale de la poésie pathétique. Ovide la donne ; Tibule & Properce la suivent, & la suivent bien mieux que lui.

Quelques poëtes modernes se sont persuadés que l’élégie plaintive n’avoit pas besoin d’ornemens : non sans doute, lorsqu’elle est passionnée. Une amante éperdue n’a pas besoin d’être parée pour attendrir en sa faveur ; son desordre, son égarement, la pâleur de son visage, les ruisseaux de larmes qui coulent de ses yeux, sont les armes de sa douleur, & c’est avec ces traits que la pitié nous pénetre. Il en est ainsi de l’élégie passionnée.

Mais une amante qui n’est qu’affligée, doit réunir pour nous émouvoir les charmes de la beauté, la parure, ou plûtôt le négligé des graces. Telle doit être l’élégie tendre, semblable à Corine au moment de son réveil :


Sæpe etiam nondùm digestis mane capillis,
Purpureo jacuit semi supina thoro ;
Tumque fuit neglecta decens.


Un sentiment tranquille & doux, tel qu’il regne dans l’élégie tendre, a besoin d’être nourri sans cesse par une imagination vive & féconde. Qu’on se figure une personne triste & rêveuse qui se promene dans une campagne, où tout ce qu’elle voit lui retrace l’objet qui l’occupe sous mille faces nouvelles : telle est dans l’élégie tendre la situation de l’ame à l’égard

de l’imagination. Quels tableaux ne se fait-on pas dans ces douces rêveries ? Tantôt on croit voyager sur un vaisseau avec ce qu’on aime, on est exposé à la même tempête ; on dort sur le même rocher, & à l’ombre du même arbre ; on se desaltere à la même source ; soit à la poupe, soit à la proue du navire, une planche suffit pour deux ; on souffre tout avec plaisir ; qu’importe que le vent du midi, ou celui du nord, enfle la voile, pourvû qu’on ait les yeux attachés sur son amante ? Jupiter embraseroit le vaisseau, on ne trembleroit que pour elle. Prop. l. II. él. 28. Tantôt on se peint soi-même expirant ; on tient d’une défaillante main la main d’une amante éplorée ; elle se précipite sur le lit où l’on expire ; elle suit son amant jusque sur le bûcher ; elle couvre son corps de baisers mêlés de larmes ; on voit les jeunes garçons & les jeunes filles revenir de ce spectacle les yeux baissés & mouillés de pleurs ; on voit son amante s’arrachant les cheveux, & se déchirant les joues ; on la conjure d’épargner les manes de son amant, de modérer son desespoir. Tib. l. I. él. 1. C’est ainsi que dans l’élégie tendre, le sentiment doit être sans cesse animé par les tableaux que l’imagination lui présente. Il n’en est pas de même de l’élégie passionnée, l’objet présent y remplit toute l’ame ; la passion ne rêve point.

On peut entrevoir quel est le ton du sentiment dans Tibulle & dans Properce, par les extraits que nous en avons donnés, n’ayant pas osé les traduire. Mais ce n’est qu’en les lisant dans l’original, qu’on peut sentir le charme de leur style : tous deux faciles avec précision, véhémens avec douceur, pleins de naturel, de délicatesse, & de graces. Quintilien regarde Tibule comme le plus élégant & le plus poli des poëtes élégiaques latins ; cependant il avoue que Properce a des partisans qui le préferent à Tibulle, & nous ne dissimulerons pas que nous sommes de ce nombre. A l’égard du reproche qu’il fait à Ovide d’être ce qu’il appelle lascivior ; soit que ce mot-là signifie moins châtié, ou plus diffus, ou trop livré à son imagination, trop amoureux de son bel esprit, nimiùm amator ingenii sui, ou d’une mollesse trop négligée dans son style (car on ne sauroit l’entendre comme le lasciva puella de Virgile, d’une volupté folâtre) ; ce reproche dans tous ces sens est également fondé. Aussi Ovide n’a-t-il excellé que dans l’élégie gracieuse, où les négligences sont plus excusables.

Aux traits dont Ovide s’est peint à lui-même l’élégie amoureuse, on peut juger du style & du ton qu’il lui a donnés.

Venit odoratos elegia nexa capillos
. . . . . . . . . . . . . . .
Forma decens, vestis tenuissima, cultus amantis.
. . . . . . limis subrisit ocellis.
Fallor ? an in dextrâ myrthea virga fuit ?


Il y prend quelquefois le ton plaintif ; mais ce ton-là même est un badinage.

Croyez qu’il est des dieux sensibles à l’injure,
Après mille sermens Corine se parjure.
En a-t-elle perdu quelqu’un de ses attraits,
Ses yeux sont-il, moins beaux, son teint est-il moins frais ?
Ah ce Dieu, s’il en est, sans doute aime les belles ;
Et ce qu’il nous défend, n’est permis que pour elles !

L’amour avec ce front riant & cet air leger, peut être aussi ingénieux, aussi brillant que l’on veut. La parure sied bien à la coquetterie ; c’est elle qui peut avoir les cheveux entrelacés de roses. C’est sur le ton galant qu’un amant peut dire :

Cherche un amant plus doux, plus patient que moi ;
Du tribut de mes vœux ma poupe couronnée
Brave au port les fureurs de l’onde mutinée.


C’est-là que seroit placée cette métaphore si peu naturelle, dans une élégie sérieuse :