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versent des larmes sur ce tombeau. Il veut enfin que l’inscription fasse connoître que c’est la perte de Néæra qui a causé sa mort ». Liv. III. élég. 2.

Il est ordinaire de voir la grande douleur s’occuper de raisonnemens faux, alors le délire de cette passion est du caractere essentiel de l’élégie. « Plût à Dieu (dit Tibulle) qu’on fût demeuré dans les mœurs qui regnoient au tems de Saturne, lorsqu’on ne connoissoit point encore l’art de voyager, & que la terre n’étoit point partagée en grands chemins » ! Comme si de-là eût dépendu le départ de sa maîtresse, qui avoit entrepris un grand voyage.

La douleur produit aussi des desirs & des espérances, qui sont un adoucissement à nos peines, & qui nous retracent une situation plus heureuse. De-là viennent les digressions du même Tibulle sur des plans de vie imaginaires, si jamais son état venoit à changer. Par ces idées frivoles, entretenant une passion qui le remplit tour-à-tour d’espérances & de craintes, il nourrit la flamme qui le dévore, & qui ne le laisse jamais sans inquiétude.

Voilà ce que l’on peut observer sur les élégies tristes & passionnées.

Par rapport aux élégies gracieuses, M. Marmontel a remarqué qu’elles doivent être ornées de tous les thrésors de l’imagination, & je n’ai rien de plus à en dire.

Quant aux élégies qui doivent représenter l’état d’un cœur au comble de ses vœux ; & ne connoissant rien d’égal au bonheur dont il jouit, le ton peut être hardi, & les pensées exagérées. L’extrème joie n’est pas moins hyperbolique que l’extrème douleur, & souvent il arrive que les figures les plus audacieuses sont l’expression naturelle de ces transports. C’est encore alors que les images riantes répandent dans ce genre d’élégie des graces particulieres.

Pour ce qui regarde les loüanges que les poëtes donnent à leurs maîtresses dans les élégies amoureuses, ou les éloges qu’ils font de leur beauté ; comme c’est le cœur qui dicte ces sortes de loüanges, elles doivent en suivre le langage, & par conséquent être amenées simplement & naturellement. Voyez avec quelle naïveté, avec quel goût, avec quel coloris, Tibulle nous peint Sulpicie : « Les Graces (dit-il) président à toutes ses actions, & sont toûjours attachées à ses pas sans qu’elle daigne s’en appercevoir. Elle plaît si elle arrange ses cheveux avec art ; si elle les laisse floter, cet air négligé lui donne un nouvel éclat. Soit qu’elle soit vêtue de pourpre, ou qu’elle préfere à la pourpre une autre couleur, elle enchante, elle ravit tous les cœurs. Tel dans l’olympe, l’heureux Vertumne prend mille formes différentes, & plaît sous toutes également ». Liv. IV. élég. 2.

En un mot, de quelque genre qu’on suppose l’élégie, elle doit toûjours suivre le langage de la passion & de la nature ; elle doit s’exprimer avec une vérité, une force, une douceur, une noblesse, & un sentiment proportionné au sujet qu’elle traite. Il y faut le choix des pensées & des expressions propres ; car ce choix est toûjours ce qu’il y a de plus important & de plus essentiel. Ces réflexions doivent naître du fond même de la pensée, & paroître un sentiment plûtôt qu’une réflexion : il faut aussi que l’harmonie du vers la soûtienne. Enfin, il faut qu’il y ait une liaison secrete entre toutes ses parties, & que le plan soit distribué avec tant d’ordre & de goût, qu’elles se fortifient les unes les autres, & augmentent insensiblement l’intérêt, comme ces côteaux qui s’élevent peu-à-peu, & qui semblent terminés dans un espace éloigné par des montagnes qui touchent aux cieux.

Ce n’est pas d’après ces regles que la plûpart des

modernes ont composé leurs élégies ; ils paroissent n’avoir pas connu son caractere. Ils ont donné à leurs productions le titre d’élégie, en se contentant d’y donner une certaine forme ; comme si cette forme suffisoit toute seule pour caractériser un poëme, sans la matiere qui lui est propre ; ou que ce fût la nature des vers, & non pas celle de l’imitation, qui distinguât les poëtes.

Les uns pour briller, se sont jettés dans les écarts de l’imagination, dans des ornemens frivoles, dans des pensées recherchées, dans des images pompeuses, ou dans des traits d’esprit quand il s’agissoit de peindre le sentiment. Les autres ont imaginé de plaire, & d’émouvoir par des loüanges de leurs maîtresses, qui ne sont que des flateries extravagantes ; par des gémissemens, dont la feinte saute aux yeux ; par des douleurs étudiées, & par des desespoirs de sang froid. C’est à ces derniers poëtes que s’adressent les vers suivans de Despréaux :

Je hais ces vains auteurs, dont la Muse forcée
M’entretient de ses feux, toûjours froide & glacée ;
Qui s’affligent par art ; & foux de sens rassis,
S’érigent, pour rimer, en amoureux transis :
Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines ;
Ils ne savent jamais que se charger de chaines,
Que benir leur martyre, adorer leur prison,
Et faire quereller le sens & la raison.
Ce n’étoit pas jadis sur ce ton ridicule
Qu’Amour dictoit les vers que soupiroit Tibulle.

Art. poétiq. chant II. v. 45.

Aussi les Anglois dégoûtés des fadeurs de l’élégie plaintive & amoureuse, ont pris le parti de consacrer quelquefois ce poëme à l’éloge de l’esprit, de la valeur, & des talens ; on en verra des exemples dans Waller. Je ne déciderai point s’ils ont eu tort ou raison ; cet examen me meneroit trop loin.

Je finis par une récapitulation. L’élégie doit son origine aux plaintes usitées de tout tems dans les funérailles. Après avoir long-tems gémi sur un cercueil, elle pleura les disgraces de l’amour ; ce passage fut naturel. Les plaintes continuelles des amans sont une espece de mort ; & pour parler leur langage, ils vivent uniquement dans l’objet de leur passion. Soit qu’ils loüent les plaisirs de la vie champêtre, soit qu’ils déplorent les maux que la guerre entraîne après elle, ce n’est pas par rapport à eux qu’ils loüent ces plaisirs & qu’ils déplorent ces maux, c’est par rapport à leurs maîtresses : « Ah, pourvû seulement que j’eusse le bonheur d’être auprès de vous » ! … dit Tibulle à Délie.

Ainsi l’élégie, destinée dans sa premiere institution aux gémissemens & aux larmes, ne s’occupa que de ses infortunes ; elle n’exprima d’autres sentimens, elle ne parla d’autre langage que celui de la douleur : négligée comme il sied aux personnes affligées, elle chercha moins à plaire qu’à toucher ; elle voulut exciter la pitié, & non pas l’admiration. Elle retint ce même caractere dans les plaintes des amans, & jusque dans leurs chants de triomphe elle se souvint de sa premiere origine.

Enfin, dans toutes ses vicissitudes, ses pensées furent toûjours vives & naturelles, ses sentimens tendres & délicats, ses expressions simples & faciles ; & toûjours elle conserva cette marche inégale dont Ovide lui fait un si grand mérite, & qui, pour le dire en passant, donne à la poésie élégiaque des anciens tant d’avantage sur la nôtre.

Cependant je m’apperçois qu’en traitant ce sujet, qui a été si bien approfondi dans plusieurs ouvrages, & en particulier dans les mémoires de l’académie des inscriptions, je me suis peut-être trop étendu, entraîné par la matiere même, & par les charmes