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Au reste ce que je propose ici a plûtôt pour objet les mots absolument nouveaux que le progrès naturel d’une science oblige à faire, que les mots qui y sont déjà consacrés, sur-tout lorsque ces mots ne pourroient être facilement changés en d’autres plus intelligibles. Il est dans les choses d’usage, des limites où le philosophe s’arrête ; il ne veut ni se réformer, ni s’y soûmettre en tout, parce qu’il n’est ni tyran ni esclave.

Les regles que nous venons de donner, concernent les élémens en général pris dans le premier sens. A l’égard des élémens pris dans le second sens, ils ne different des autres qu’en ce qu’ils contiendront nécessairement moins de propositions primitives, & qu’ils pourront contenir plus de conséquences particulieres. Les regles de ces deux élémens sont d’ailleurs parfaitement semblables ; car les élémens pris dans le premier sens étant une fois traités, l’ordre des propositions élémentaires & primitives y sera reglé par le degré de simplicité ou de multiplicité, sous lequel on envisagera l’objet. Les propositions qui envisagent les parties les plus simples de l’objet, se trouveront donc placées les premieres ; & ces propositions en y joignant ou en omettant leurs conséquences, doivent former les élémens de la seconde espece. Ainsi le nombre des propositions primitives de cette seconde espece d’élémens, doit être déterminé par l’étendue plus ou moins grande de la science que l’on embrasse, & le nombre des conséquences sera déterminé par le détail plus ou moins grand dans lequel on embrasse cette partie.

On peut proposer plusieurs questions sur la maniere de traiter les élémens d’une science.

En premier lieu, doit-on suivre, en traitant les élémens, l’ordre qu’ont suivi les inventeurs ? Il est d’abord évident qu’il ne s’agit point ici de l’ordre que les inventeurs ont pour l’ordinaire réellement suivi, & qui étoit sans regle & quelquefois sans objet, mais de celui qu’ils auroient pû suivre en procédant avec méthode. On ne peut douter que cet ordre ne soit en général le plus avantageux à suivre ; parce qu’il est le plus conforme à la marche de l’esprit, qu’il éclaire en instruisant, qu’il met sur la voie pour aller plus loin, & qu’il fait pour ainsi dire pressentir à chaque pas celui qui doit le suivre : c’est ce qu’on appelle autrement la méthode analytique, qui procede des idées composées aux idées abstraites, qui remonte des conséquences connues aux principes inconnus, & qui en généralisant celles-là, parvient à découvrir ceux-ci ; mais il faut que cette méthode réunisse encore la simplicité & la clarté, qui sont les qualités les plus essentielles que doivent avoir les élémens d’une science. Il faut bien se garder sur-tout, sous prétexte de suivre la méthode des inventeurs, de supposer comme vraies des propositions qui ont besoin d’être prouvées, sous prétexte que les inventeurs, par la force de leur génie, ont dû appercevoir d’un coup-d’œil & comme à vûe d’oiseau la vérité de ces propositions. On ne sauroit traiter trop exactement les Sciences, surtout celles qui s’appellent particulierement exactes.

La méthode analytique peut surtout être employée dans les sciences dont l’objet n’est pas hors de nous, & dont le progrès dépend uniquement de la méditation ; parce que tous les matériaux de la science étant pour ainsi dire au-dedans de nous, l’analyse est la vraie maniere & la plus simple d’employer ces matériaux. Mais dans les sciences dont les objets nous sont extérieurs, la méthode synthétique, celle qui descend des principes aux conséquences, des idées abstraites aux composées, peut souvent être employée avec succès & avec plus de simplicité que l’autre ; d’ailleurs les faits sont eux-mêmes en ce cas les vrais principes. En général la méthode ana-

lytique est plus propre à trouver les vérités, ou à

faire connoître comment on les a trouvées. La méthode synthétique est plus propre à expliquer & à faire entendre les vérités trouvées : l’une apprend à lutter contre les difficultés, en remontant à la source ; l’autre place l’esprit à cette source même, d’où il n’a plus qu’à suivre un cours facile. Voyez Analyse, Synthese.

On demande en second lieu, laquelle des deux qualités doit être préférée dans des élémens, de la facilité, ou de la rigueur exacte. Je réponds que cette question suppose une chose fausse ; elle suppose que la rigueur exacte puisse exister sans la facilité, & c’est le contraire ; plus une déduction est rigoureuse, plus elle est facile à entendre : car la rigueur consiste à réduire tout aux principes les plus simples. D’où il s’ensuit encore que la rigueur proprement dite entraîne nécessairement la méthode la plus naturelle & la plus directe. Plus les principes seront disposés dans l’ordre convenable, plus la déduction sera rigoureuse ; ce n’est pas qu’absolument elle ne pût l’être si on suivoit une méthode plus composée, comme a fait Euclide dans ses élémens : mais alors l’embarras de la marche feroit aisément sentir que cette rigueur précaire & forcée ne seroit qu’improprement telle.

Nous n’en dirons pas davantage ici sur les regles qu’on doit observer en général, pour bien traiter les élémens d’une science. La meilleure maniere de faire connoître ces regles, c’est de les appliquer aux différentes sciences ; & c’est ce que nous nous proposons d’exécuter dans les différens articles de cet ouvrage. A l’égard des élémens des Belles-Lettres, ils sont appuyés sur les principes du goût. Voy. Gout. Ces élémens, semblables en plusieurs choses aux élémens des Sciences, ont été faits après coup sur l’observation des différentes choses qui ont paru affecter agréablement les hommes. On trouvera de même à l’article Histoire, ce que nous pensons des élémens de l’histoire en général. Voyez aussi Collége.

Nous dirons seulement ici que toutes nos connoissances peuvent se réduire à trois especes ; l’Histoire, les Arts tant libéraux que méchaniques, & les Sciences proprement dites, qui ont pour objet les matieres de pur raisonnement ; & que ces trois especes peuvent être réduites à une seule, à celle des Sciences proprement dites. Car, 1°. l’Histoire est ou de la nature, ou des pensées des hommes, ou de leurs actions. L’histoire de la nature, objet de la méditation du philosophe, rentre dans la classe des sciences ; il en est de même de l’histoire des pensées des hommes, sur-tout si on ne comprend sous ce nom que celles qui ont été vraiment lumineuses & utiles, & qui sont aussi les seules qu’on doive présenter à ses lecteurs dans un livre d’élémens. A l’égard de l’histoire des rois, des conquérans, & des peuples, en un mot des évenemens qui ont changé ou troublé la terre, elle ne peut être l’objet du philosophe qu’autant qu’elle ne se borne pas aux faits seuls ; cette connoissance stérile, ouvrage des yeux & de la mémoire, n’est qu’une connoissance de pure convention quand on la renferme dans ses étroites limites, mais entre les mains de l’homme qui sait penser elle peut devenir la premiere de toutes. Le sage étudie l’univers moral comme le physique, avec cette patience, cette circonspection, ce silence de préjugés qui augmente les connoissances en les rendant utiles ; il suit les hommes dans leurs passions comme la nature dans ses procedés ; il observe, il rapproche, il compare, il joint ses propres observations à celles des siecles précédens, pour tirer de ce tout les principes qui doivent l’éclairer dans ses recherches ou le guider dans ses actions : d’après cette idée, il n’envisage