& n’est que disert. Voyez Disert. C’est pour cette raison que les anciens ont défini l’éloquence le talent de persuader, & qu’ils ont distingué persuader de convaincre, le premier de ces mots ajoûtant à l’autre l’idée d’un sentiment actif excité dans l’ame de l’auditeur, & joint à la conviction.
Cependant, qu’il me soit permis de le dire, il s’en faut beaucoup que la définition de l’éloquence, donnée par les anciens, soit complete : l’éloquence ne se borne pas à la persuasion. Il y a dans toutes les langues une infinité de morceaux très-éloquens, qui ne prouvent & par conséquent ne persuadent rien, mais qui sont éloquens par cela seul qu’ils émeuvent puissamment celui qui les entend ou qui les lit. Il seroit inutile d’en rapporter des exemples.
Les modernes, en adoptant aveuglément la définition des anciens, ont eu bien moins de raison qu’eux. Les Grecs & les Romains, qui vivoient sous un gouvernement républicain, étoient continuellement occupés de grands intérêts publics : les orateurs appliquoient principalement à ces objets importans le talent de la parole ; & comme il s’agissoit toûjours en ces occasions de remuer le peuple en le convainquant, ils appellerent éloquence le talent de persuader, en prenant pour le tout la partie la plus importante & la plus étendue. Cependant ils pouvoient se convaincre dans les ouvrages mêmes de leurs philosophes, par exemple, dans ceux de Platon & dans plusieurs autres, que l’éloquence étoit applicable à des matieres purement spéculatives. L’éloquence des modernes est encore plus souvent appliquée à ces sortes de matieres, parce que la plupart n’ont pas, comme les anciens, de grands intérêts publics à traiter : ils ont donc eu encore plus de tort que les anciens, lorsqu’ils ont borné l’éloquence à la persuasion.
J’ai appellé l’éloquence un talent, & non pas un art, comme ont fait tant de rhéteurs ; car l’art s’acquiert par l’étude & l’exercice, & l’éloquence est un don de la nature. Les regles ne rendront jamais un ouvrage ou un discours éloquent ; elles servent seulement à empêcher que les endroits vraiment éloquens & dictés par la nature, ne soient défigurés & déparés par d’autres, fruits de la négligence ou du mauvais goût. Shakespear a fait sans le secours des regles, le monologue admirable d’Hamlet ; avec le secours des regles il eût évité la scene barbare & dégoûtante des Fossoyeurs.
Ce que l’on conçoit bien, a dit Despréaux, s’énonce clairement : j’ajoûte, ce que l’on sent avec chaleur, s’énonce de même, & les mots arrivent aussi aisément pour rendre une émotion vive, qu’une idée claire. Le soin froid & étudié que l’orateur se donneroit pour exprimer une pareille émotion, ne serviroit qu’à l’affoiblir en lui, à l’éteindre même, ou peut-être à prouver qu’il ne la ressentoit pas. En un mot, sentez vivement, & dites tout ce que vous voudrez, voilà toutes les regles de l’éloquence proprement dite. Qu’on interroge les écrivains de génie sur les plus beaux endroits de leurs ouvrages, ils avoueront que ces endroits sont presque toûjours ceux qui leur ont le moins coûté, parce qu’ils ont été comme inspirés en les produisant. Prétendre que des préceptes froids & didactiques donneront le moyen d’être éloquent, c’est seulement prouver qu’on est incapable de l’être.
Mais comme pour être clair il ne faut pas concevoir à demi, il ne faut pas non plus sentir à demi pour être éloquent. Le sentiment dont l’orateur doit être rempli, est, comme je l’ai dit, un sentiment profond, fruit d’une sensibilité rare & exquise, & non cette émotion superficielle & passagere qu’il excite dans la plûpart de ses auditeurs ; émotion qui est plus extérieure qu’interne, qui a pour objet l’ora-
multitude n’est souvent qu’une impression machinale & animale, produite par l’exemple ou par le ton qu’on lui a donné. L’émotion communiquée par l’orateur, bien loin d’être dans l’auditeur une marque certaine de son impuissance à produire des choses semblables à ce qu’il admire, est au contraire d’autant plus réelle & d’autant plus vive, que l’auditeur a plus de génie & de talent : pénétré au même degré que l’orateur, il auroit dit les mêmes choses : tant il est vrai que c’est dans le degré seul du sentiment que l’éloquence consiste. Je renvoye ceux qui en douteront encore, au paysan du Danube, s’ils sont capables de penser & de sentir ; car je ne parle point aux autres.
Tout cela prouve suffisamment, ce me semble, qu’un orateur vivement & profondément pénétré de son objet, n’a pas besoin d’art pour en pénétrer les autres. J’ajoûte qu’il ne peut les en pénétrer, sans en être vivement pénétré lui-même. En vain objecteroit-on que plusieurs écrivains ont eu l’art d’inspirer par leurs ouvrages l’amour des vertus qu’ils n’avoient pas : je réponds que le sentiment qui fait aimer la vertu, les remplissoit au moment qu’ils en écrivoient ; c’étoit en eux dans ce moment un sentiment très-pénétrant & très-vif, mais malheureusement passager. En vain objecteroit on encore qu’on peut toucher sans être touché, comme on peut convaincre sans être convaincu. Premierement, on ne peut réellement convaincre sans être convaincu soi-même : car la conviction réelle est la suite de l’évidence ; & on ne peut donner l’évidence aux autres, quand on ne l’a pas. En second lieu, on peut sans doute faire croire aux autres qu’ils voyent clairement ce qu’ils ne voyent point, c’est une espece de phantôme qu’on leur présente à la place de la réalité ; mais on ne peut les tromper sur leurs affections & sur leurs sentimens, on ne peut leur persuader qu’ils sont vivement pénétrés, s’ils ne le sont pas en effet : un auditeur qui se croit touché, l’est donc véritablement : or on ne donne point ce qu’on n’a point ; on ne peut donc vivement toucher les autres sans être touché vivement soi-même, soit par le sentiment, soit au moins par l’imagination, qui produit en ce moment le même effet.
Nul discours ne sera éloquent s’il n’éleve l’ame : l’éloquence pathétique a sans doute pour objet de toucher ; mais j’en appelle aux ames sensibles, les mouvemens pathétiques sont toûjours en elles accompagnés d’élévation. On peut donc dire qu’éloquent & sublime sont proprement la même chose ; mais on a réservé le mot de sublime pour désigner particulierement l’éloquence qui présente à l’auditeur de grands objets ; & cet usage grammatical, dont quelques littérateurs pédans & bornés peuvent être la dupe, ne change rien à la vérité.
Il résulte de ces principes que l’on peut être éloquent dans quelque langue que ce soit, parce qu’il n’y a point de langue qui se refuse à l’expression vive d’un sentiment élevé & profond. Je ne sai par quelle raison un grand nombre d’écrivains modernes nous parlent de l’éloquence des choses, comme s’il y avoit une éloquence des mots. L’éloquence n’est jamais que dans le sujet ; & le caractere du sujet, ou plûtôt du sentiment qu’il produit, passe de lui-même & nécessairement au discours. J’ajoûte que plus le discours sera simple dans un grand sujet, plus il sera éloquent, parce qu’il représentera le sentiment avec plus de vérité. L’éloquence ne consiste donc point, comme tant d’auteurs l’ont dit d’après les anciens, à dire les choses grandes d’un style sublime, mais d’un style simple ; car il n’y a point proprement de style sublime, c’est la chose qui doit l’être ; & comment le style pourroit-il être sublime sans elle, ou plus qu’elle ?