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dans cet article sur l’élocution considérée par rapport à l’éloquence, si des vérités aussi incontestables avoient besoin d’autorité.

Nous croyons qu’on nous saura gré à cette occasion, de fixer la vraie signification du mot disertus ; il ne répond certainement pas à ce que nous appellons en françois disert ; M. Diderot l’a très-bien prouvé au mot Disert, par le passage même que nous venons de citer, & par la définition exacte de ce que nous entendons par disert. On peut y joindre ce passage d’Horace, epist. I. vers. xjx. Fæcundi calices quem non fecêre disertum ! qu’assûrément on ne traduira point ainsi, quel est celui que le vin n’a pas rendu disert ! Disertus chez les Latins signifioit toûjours ou presque toûjours, ce que nous entendons par éloquent, c’est-à-dire celui qui possede dans un souverain degré le talent de la parole, & qui par ce talent sait frapper, émouvoir, attendrir, intéresser, persuader. Diserti est, dit Cicéron dans ses dialogues de oratore, liv. I. cap. lxxxj. ut oratione persuadere possit. Disertus est donc celui qui a le talent de persuader par le discours, c’est-à-dire, qui possede ce que les anciens appelloient eloquentia. Ils appelloient eloquens celui qui joignoit à la qualité de disertus la connoissance de la philosophie & des lois ; ce qui formoit selon eux le parfait orateur. Si idem homo, dit à cette occasion M. Gesner dans son Thesaurus linguæ latinæ, disertus est & doctus & sapiens, is demùm eloquens. Dans le I. liv. de oratore, Cicéron fait dire à Marc Antoine l’orateur : eloquentem vocavi, qui mirabiliùs & magnificentiùs augere posset atque ornare quæ vellet, Omnesque omnium rerum quæ ad dicendum pertinerent fontes animo ac memoria contineret. Qu’on lise le commencement du traité de Cicéron intitulé Orator, on verra qu’il appelloit diserti, les orateurs qui avoient eloquentiam popularem, ou comme il l’appelle encore, eloquentiam forensem, ornatam verbis atque sententiis sine doctrinâ, c’est-à-dire le talent complet de la parole, mais destitué de la profondeur du savoir & de la philosophie : dans un autre endroit du même ouvrage, Cicéron pour relever le mérite de l’action, dit qu’elle a fait réussir des orateurs sans talent, infantes, & que des orateurs éloquens, diserti, n’ont point réussi sans elle ; parce que, ajoûte-t-il tout de suite, eloquentia sine actione, nulla ; hæc autem sine eloquentiâ permagna est. Il est évident que dans ce passage, disertus répond à eloquentia. Il faut pourtant avoüer que dans l’endroit déjà cité des dialogues sur l’orateur, où Cicéron fait parler Marc Antoine, disertus semble avoir à-peu-près la même signification que disert en françois : disertos, dit Marc Antoine, me cognosse nonnullos scripsi, eloquentem adhuc neminem, quòd eum statuebam disertum, qui posset satis acutè atque dilucidè apud mediocres homines, ex communi quâdam hominum opinione dicere ; eloquentem vero, qui mirabiliùs, &c. comme ci-dessus. Cicéron cite au commencement de son Orator, ce même mot de l’orateur Marc Antoine : Marcus Antonius… scripsit, disertos se vidisse multos (dans le passage précedent il y a nonnullos, ce qu’il n’est pas inutile de remarquer), eloquentem omninò neminem. Mais il paroît par tout ce qui précede dans l’endroit cité, & que nous avons rapporté ci-dessus, que Cicéron dans cet endroit donne à disertus le sens marqué plus haut. Je crois donc qu’on ne traduiroit pas exactement ce dernier passage, en faisant dire à Marc Antoine qu’il avoit vû bien des hommes diserts, & aucun d’éloquent ; mais qu’on doit traduire, du moins en cet endroit, qu’il avoit vû beaucoup d’hommes doüés du talent de la parole, & aucun de l’éloquence parfaite, Omnino. Dans le passage précédent au contraire, on peut traduire, que Marc Antoine avoit vû quelques

hommes diserts, & aucun d’éloquent. Au reste on doit être étonné que Cicéron dans le passage de l’Orator, substitue multos à nonnullos qui se trouve dans l’autre passage, où il fait dire d’ailleurs à Marc Antoine la même chose : il semble que multos seroit mieux dans le premier passage, & nonnullos dans le second ; car il y a beaucoup plus d’hommes diserts, c’est-à-dire diserti dans le premier sens, qu’il n’y en a qu’on puisse appeller diserti dans le second ; or Marc Antoine, suivant le premier passage, ne connoissoit qu’un petit nombre d’hommes diserts, à plus forte raison n’en connoissoit-il qu’un très petit nombre de la seconde espece. Pourquoi donc cette disparate dans les deux passages ? sans doute multos dans le second ne signifie pas un grand nombre absolument, mais seulement un grand nombre par opposition à neminem, c’est-à-dire quelques-uns, ou nonnullos.

Après cette discussion sur le vrai sens du mot disertus, discussion qui nous paroît mériter l’attention des lecteurs, & qui appartient à l’article que nous traitons, donnons en peu de mots d’après les grands maîtres & d’après nos propres réflexions, les principales regles de l’élocution oratoire.

La clarté, qui est la loi fondamentale du discours oratoire, & en général de quelque discours que ce soit, consiste non-seulement à se faire entendre, mais à se faire entendre sans peine. On y parvient par deux moyens, en mettant les idées chacune à sa place dans l’ordre naturel, & en exprimant nettement chacune de ces idées. Les idées seront exprimées facilement & nettement, en évitant les tours ambigus, les phrases trop longues, trop chargées d’idées incidentes & accessoires à l’idée principale, les tours épigrammatiques, dont la multitude ne peur sentir la finesse ; car l’orateur doit se souvenir qu’il parle pour la multitude. Notre langue par le défaut de déclinaisons & de conjugaisons, par les équivoques fréquentes des ils, des elles, des qui, des que, des son, sa, ses, & de beaucoup d’autres mots, est plus sujette que les langues anciennes à l’ambiguité des phrases & des tours. On doit donc y être fort attentif, en se permettant néanmoins (quoique rarement) les équivoques legeres & purement grammaticales, lorsque le sens est clair d’ailleurs par lui-même, & lorsqu’on ne pourroit lever l’équivoque sans affoiblir la vivacité du discours. L’orateur peut même se permettre quelquefois la finesse des pensées & des tours, pourvû que ce soit avec sobriété & dans les sujets qui en sont susceptibles, ou qui l’autorisent, c’est-à-dire qui ne demandent ni simplicité, ni élévation, ni véhémence : ces tours fins & délicats échapperont sans doute au vulgaire, mais les gens d’esprit les saisiront & en sauront gré à l’orateur. En effet, pourquoi lui refuseroit-on la liberté de reserver certains endroits de son ouvrage aux gens d’esprit, c’est-à-dire aux seules personnes dont il doit réellement ambitionner l’estime ?

Je n’ai rien à dire sur la correction, sinon qu’elle consiste à observer exactement les regles de la langue, mais non avec assez de scrupule, pour ne pas s’en affranchir lorsque la vivacité du discours l’exige. La correction & la clarté sont encore plus étroitement nécessaires dans un discours fait pour être lû, que dans un discours prononcé ; car dans ce dernier cas, une action vive, juste, animée, pour quelquefois aider à la clarté & sauver l’incorrection.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la clarté & de la correction grammaticales, qui appartiennent à la diction : il est aussi une clarté & une correction non moins essentielles, qui appartiennent au style, & qui consistent dans la propriété des termes. C’est principalement cette qualité qui distingue les grands écrivains d’avec ceux qui ne le sont pas : ceux-ci