perfectionner la branche à laquelle il se seroit attaché, & de s’immortaliser par des ouvrages qui ne seroient point de l’académie, qui ne formeroient point ses recueils, qu’il publieroit en son nom ; mais que l’académie devroit avoir pour but de rassembler tout ce qui s’est publié sur chaque matiere, de le digérer, de l’éclaircir, de le serrer, de l’ordonner & d’en publier des traités où chaque chose n’occupât que l’espace qu’elle mérite d’occuper, & n’eût d’importance que celle qu’on ne lui pourroit enlever. Combien de mémoires, qui grossissent nos recueils, ne fourniroient pas une ligne à de pareils traités !
C’est à l’exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connoissance humaine, qu’une Encyclopédie doit suppléer ; Ouvrage qui ne s’exécutera que par une société de gens de lettres & d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, & liés seulement par l’intérêt général du genre humain, & par un sentiment de bienveillance réciproque.
Je dis une société de gens de lettres & d’artistes, afin de rassembler tous les talens. Je les veux épars, parce qu’il n’y a aucune société subsistante d’où l’on puisse tirer toutes les connoissances dont on a besoin, & que, si l’on vouloit que l’ouvrage se fît toûjours & ne s’achevât jamais, il n’y auroit qu’à former une pareille société. Toute société a ses assemblées, ces assemblées laissent entr’elles des intervalles, elles ne durent que quelques heures, une partie de ce tems se perd en discussions, & les objets les plus simples consument des mois entiers ; d’où il arrivera, comme le disoit un des Quarante, qui a plus d’esprit dans la conversation que beaucoup d’auteurs n’en mettent dans leurs écrits, que les douze volumes de l’Encyclopédie auront paru que nous en serons encore à la premiere lettre de notre vocabulaire ; au lieu, ajoutoit-il, que si ceux qui travaillent à cet ouvrage avoient des séances encyclopédiques, comme nous avons des séances académiques, nous verrions la fin de notre ouvrage, qu’ils en seroient encore à la premiere lettre du leur ; & il avoit raison.
J’ajoute, des hommes liés par l’intérêt général du genre humain & par un sentiment de bienveillance réciproque, parce que ces motifs étant les plus honnêtes qui puissent animer des ames bien nées, ce sont aussi les plus durables. On s’applaudit intérieurement de ce que l’on fait ; on s’échauffe ; on entreprend pour son collegue & pour son ami, ce qu’on ne tenteroit par aucune autre considération ; & j’ose assurer, d’après l’expérience, que le succès des tentatives en est plus certain. L’Encyclopédie a rassemblé ses matériaux en assez peu de tems. Ce n’est point un vil intérêt qui en a réuni & hâté les auteurs ; ils ont vû leurs efforts secondés par la plûpart des gens de lettres dont ils pouvoient attendre quelques secours ; & ils n’ont été importunés dans leurs travaux que par ceux qui n’avoient pas le talent nécessaire pour y contribuer seulement d’une bonne page.
Si le gouvernement se mêle d’un pareil ouvrage, il ne se fera point. Toute son influence doit se borner à en favoriser l’exécution. Un monarque peut d’un seul mot faire sortir un palais d’entre les herbes ; mais il n’en est pas d’une société de gens de lettres, ainsi que d’une troupe de manouvriers. Une Encyclopédie ne s’ordonne point. C’est un travail qui veut plûtôt être suivi avec opiniâtreté, que commencé avec chaleur. Les entreprises de cette nature se proposent dans les cours, accidentellement, & par forme d’entretien ; mais elles n’y intéressent jamais assez pour n’être point oubliées à-travers le tumulte & dans la confusion d’une infinité d’autres affaires plus ou moins importantes. Les projets littéraires conçus par les grands sont comme les feuilles qui naissent aux printems, se sechent tous les autom-
fond des forêts, où la nourriture qu’elles ont fournie à quelques plantes stériles, est tout l’effet qu’on en remarque. Entre une infinité d’exemples en tout genre, qui me sont connus, je ne citerai que celui-ci. On avoit projetté des expériences sur la dureté des bois. Il s’agissoit de les écorcer, & de les laisser mourir sur pié. Les bois ont été écorcés, sont morts sur pié, apparemment ont été coupés ; c’est-à-dire que tout s’est fait, excepté les expériences sur la dureté des bois. Et comment étoit-il possible qu’elles se fissent ? Il devoit y avoir six ans entre les premiers ordres donnés, & les dernieres opérations. Si l’homme sur lequel le souverain s’en est reposé vient à mourir, ou à perdre la faveur, les travaux restent suspendus, & ne se reprennent point, un ministre n’adoptant pas communément les desseins d’un prédécesseur, ce qui lui mériteroit toutefois une gloire, sinon plus grande, du moins plus rare que celle de les avoir formés. Les particuliers se hâtent de recueillir le fruit des dépenses qu’ils ont faites ; le gouvernement n’a rien de cet empressement économique. Je ne sais par quel sentiment très-repréhensible, on traite moins honnêtement avec le prince, qu’avec ses sujets. On prend les engagemens les plus legers, & on en exige les récompenses les plus fortes. L’incertitude que le travail soit jamais de quelque utilité, jette parmi les travailleurs une indolence inconcevable ; & pour ajoûter aux inconvéniens toute la force possible, les ouvrages ordonnés par les souverains ne se concoivent jamais sur la raison de l’Utilité, mais toûjours sur la dignité de la Personne, c’est-à-dire qu’on embrasse la plus grande étendue ; que les difficultés se multiplient ; qu’il faut des hommes, des talens, du tems à proportion pour les surmonter, & qu’il survient presque nécessairement une révolution qui vérifie la fable du Maître d’école. Si la vie moyenne de l’homme n’est pas de vingt ans, celle d’un ministre n’est pas de dix ans. Mais ce n’est pas assez que les interruptions soient plus communes, elles sont plus funestes encore aux projets littéraires, lorsque le gouvernement est à la tête de ces projets, que quand ils sont conduits par des particuliers. Un particulier recueille au moins les débris de son entreprise : il renferme soigneusement des matériaux qui peuvent lui servir dans un tems plus heureux ; il court après ses avances. L’esprit monarchique dédaigne cette prudence. Les hommes meurent ; & les fruits de leurs veilles disparoissent, sans qu’on puisse découvrir ce qu’ils sont devenus.
Mais ce qui doit donner le plus grand poids aux considérations précédentes, c’est qu’une Encyclopédie, ainsi qu’un vocabulaire, doit être commencée, continuée, & finie dans un certain intervalle de tems, & qu’un intérêt sordide s’occupe toûjours à prolonger les ouvrages ordonnés par les rois. Si l’on employoit à un dictionnaire universel & raisonné les longues années que l’étendue de son objet semble exiger, il arriveroit par les révolutions, qui ne sont guere moins rapides dans les Sciences, & sur-tout dans les Arts, que dans la langue, que ce dictionnaire seroit celui d’un siecle passé, de même qu’un vocabulaire qui s’exécuteroit lentement, ne pourroit être que celui d’un regne qui ne seroit plus. Les opinions vieillissent, & disparoissent comme les mots ; l’intérêt que l’on prenoit à certaines inventions, s’affoiblit de jour en jour, & s’éteint ; si le travail tire en longueur, on se sera étendu sur des choses momentanées, dont il ne sera déjà plus question ; on n’aura rien dit sur d’autres, dont la place sera passée ; inconvénient que nous avons nous-mêmes éprouvé, quoiqu’il ne se soit pas écoulé un tems fort considérable entre la date de cet ouvrage, & le moment où j’écris,