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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/670

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vénient qu’il y auroit à la suivre, ce seroit l’ennui de l’uniformité. L’ordre encyclopedique général jetteroit de tems en tems dans des arrangemens bisarres. L’ordre alphabétique donneroit à tout moment des contrastes burlesques ; un article de Théologie se trouveroit relégué tout au-travers des arts méchaniques. Ce qu’on observera communément & sans inconvénient, c’est de débuter par l’acception simple & grammaticale ; de tracer sous l’acception grammaticale un petit tableau en raccourci de l’article en entier ; d’y présenter en exemples autant de phrases différentes, qu’il y a d’acceptions différentes ; d’ordonner ces phrases entr’elles, comme les différentes acceptions du mot doivent être ordonnées dans le reste de l’article ; à chaque phrase ou exemple, de renvoyer à l’acception particuliere dont il s’agit. Alors on verra presque toûjours la Logique succéder à la Grammaire, la Métaphysique à la Logique, la Théologie à la Métaphysique, la Morale à la Théologie, la Jurisprudence à la Morale, &c. malgré la diversité des acceptions, chaque article traité de cette maniere formera un ensemble ; & malgré cette unité commune à tous les articles, il n’y aura ni trop d’uniformité, ni monotonie. J’insiste sur la liberté & la variété de cette distribution, parce qu’elle est en même tems commode, utile & raisonnable. Il en est de la formation d’une Encyclopedie ainsi que de la fondation d’une grande ville. Il n’en faudroit pas construire toutes les maisons sur un même modele, quand on auroit trouvé un modele général, beau en lui-même & convenable à tout emplacement. L’uniformité des édifices, entraînant l’uniformité des voies publiques, répandroit sur la ville entiere un aspect triste & fatiguant. Ceux qui marchent ne résistent point à l’ennui d’un long mur, ou même d’une longue forêt qui les a d’abord enchantés.

Un bon esprit (& il faut supposer au moins cette qualité dans un éditeur) saura mettre chaque chose à sa place, & il n’y a pas à craindre qu’il ait dans les idées assez peu d’ordre, ou dans l’esprit assez peu de goût pour entremêler sans nécessité des acceptions disparates. Mais il y auroit aussi de l’injustice à l’accuser d’une bisarrerie qui ne seroit que la suite nécessaire de la diversité des matieres, des imperfections de la langue, & de l’abus des métaphores, qui transporte un même mot de la boutique d’un artisan sur les bancs de la Sorbonne, & qui rassemble les choses les plus hétérogenes sous une commune dénomination.

Mais quel que soit l’objet dont on traite, il faut exposer le genre auquel il appartient ; sa différence spécifique, ou la qualité qui le distingue, s’il y en a une ; ou plutôt l’assemblage de celles qui le constituent, (car il résulte de cet assemblage une différence nécessaire, sans quoi deux ou plusieurs êtres physiques étant absolument les mêmes au jugement de tous nos sens, nous ne les distinguerions pas) ; ses causes, quand on les connoît ; ce qu’on sait de ses effets ; ses qualités actives & passives ; son objet ; sa fin ; ses usages ; les singularités qu’on y remarque ; sa génération ; son accroissement ; ses vicissitudes ; ses dimensions ; son dépérissement, &c. d’où il s’ensuit qu’un même objet considéré sous tant de faces doit souvent appartenir à plusieurs sciences, & qu’un mot pris sous une seule acception fournira plusieurs articles différens. S’il s’agit, par exemple, de quelque substance minérale, c’est communément le grammairien ou le naturaliste qui s’en empare le premier ; il la transmet au physicien ; celui-ci au chimiste ; le chimiste au pharmacien ; le pharmacien au medecin, au cuisinier, au peintre, au teinturier, &c.

D’où naît un cinquieme ordre qui sera d’autant

plus facile à instituer, que les collegues se seront renfermés plus rigoureusement dans les bornes de leurs parties, & qu’ils auront bien saisi le point de vûe sous lequel ils avoient à considérer la chose individuelle dont il s’agit. Une énumération méthodique & raisonnée des qualités déterminera ce cinquieme & dernier ordre qui sera aussi susceptible d’une grande variété. La suite des procédés par lesquels on fait passer une substance, selon l’usage auquel on la destine, suggérera la place que chaque notion doit occuper. Au reste, je pense qu’il faut laisser les collegues s’expliquer séparément. Le travail des éditeurs seroit infini, s’ils avoient à fondre tous leurs articles en un seul ; il convient d’ailleurs de reserver à chacun l’honneur de son travail, & au lecteur la commodité de ne consulter que l’endroit d’un article dont il a besoin.

J’exige seulement de la méthode, quelle qu’elle soit. Je ne voudrois pas qu’il y eût un seul article capital, sans division & sans sous-division. C’est l’ordre qui soulage la mémoire. Mais il est difficile qu’un auteur prenne cette attention pour le lecteur, qu’elle ne tourne à son propre avantage. Ce n’est qu’en méditant profondément sa matiere qu’on trouve une distribution générale. C’est presque toûjours la derniere idée importante qu’on rencontre. C’est une pensée unique qui se développe, qui s’étend & qui se ramifie, en se nourrissant de toutes les autres qui s’en rapprochent comme d’elles-mêmes. Celles qui se refusent à cette espece d’attraction, ou sont trop éloignées de sa sphere, ou elles ont quelqu’autre défaut plus considérable ; & dans l’un & l’autre cas, il est à propos de les rejetter. D’ailleurs un dictionnaire est fait pour être consulté ; & le point essentiel, c’est que le lecteur remporte nettement dans sa mémoire le résultat de sa lecture. Une marche à laquelle il faudroit s’assujettir quelquefois, parce qu’elle représente assez bien la méthode d’invention, c’est de partir des phénomenes individuels & particuliers, pour s’élever à des connoissances plus étendues & moins spécifiques ; de celles-ci à de plus générales encore, jusqu’à ce qu’on arrivât à la science des axiomes ou de ces propositions que leur simplicité, leur universalité, leur évidence, rendent indémontrables. Car en quelque matiere que ce soit, on n’a parcouru tout l’espace qu’on avoit à parcourir, que quand on est arrivé à un principe qu’on ne peut ni prouver, ni définir, ni éclaircir, ni obscurcir, ni nier, sans perdre une partie du jour dont on étoit éclairé, & faire un pas vers des ténebres qui finiroient par devenir très-profondes, si on ne mettoit aucune borne à l’argumentation.

Si je pense qu’il y a un point au-delà duquel il est dangereux de porter l’argumentation, je pense aussi qu’il ne faut s’arrêter, que quand on est bien sûr de l’avoir atteint. Toute science, tout art a sa métaphysique. Cette partie est toujours abstraite, élevée & difficile. Cependant ce doit être la principale d’un dictionnaire philosophique ; & l’on peut dire que tant qu’il y reste à défricher, il y a des phénomenes inexplicables, & réciproquement. Alors l’homme de lettres, le savant & l’artiste marchent dans les ténebres ; s’ils font quelques progrès, ils en sont redevables au hasard ; ils arrivent comme un voyageur égaré qui suit la bonne voie sans le savoir. Il est donc de la derniere importance de bien exposer la métaphysique des choses, ou leurs raisons premieres & générales ; le reste en deviendra plus lumineux & plus assûré dans l’esprit. Tous ces prétendus mysteres tant reprochés à quelques sciences, & tant allégués par d’autres pour pallier les leurs, discutés métaphysiquement, s’évanoüissent comme les phantômes de la nuit à l’approche du jour. L’art éclairé