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les riches & les pauvres, & à laquelle nous sacrifions souvent une bonne partie du nécessaire.

Au reste il faudroit n’avoir aucune expérience du monde, pour proposer sérieusement l’abolition totale du luxe & des superfluités ; aussi n’est-ce pas là mon intention. Le commun des hommes est trop foible, trop esclave de la coûtume & de l’opinion, pour résister au torrent du mauvais exemple ; mais s’il est impossible de convertir la multitude, il n’est peut-être pas difficile de persuader les gens en place, gens éclairés & judicieux, à qui l’on peut représenter l’abus de mille dépenses inutiles au fond, & dont la suppression ne gêneroit point la liberté publique ; dépenses qui d’ailleurs n’ont proprement aucun but vertueux, & qu’on pourroit employer avec plus de sagesse & d’utilité : feux d’artifice & autres feux de joie, bals & festins publics, entrées d’ambassadeurs, &c. que de momeries, que d’amusemens puériles, que de millions prodigués en Europe, pour payer tribut à la coûtume ! tandis qu’on est pressé de besoins réels, auxquels on ne sauroit satisfaire, parce qu’on n’est pas fidele à l’économie nationale.

Mais que dis-je ? On commence à sentir la futilité de ces dépenses, & notre ministere l’a déjà bien reconnue, lorsque le ciel ayant comblé nos vœux par la naissance du duc de Bourgogne, ce jeune prince si cher à la France & à l’Europe entiere, on a mieux aimé pour exprimer la joie commune dans cet heureux évenement, on a mieux aimé, dis-je, allumer de toutes parts le flambeau de l’hymenée, & présenter aux peuples ses ris & ses jeux pour favoriser la population par de nouveaux mariages, que de faire, suivant la coutume, des prodigalités mal entendues, que d’allumer des feux inutiles & dispendieux qu’un instant voit briller & s’éteindre.

Cette pratique si raisonnable rentre parfaitement dans la pensée d’un sage suédois, qui donnant une somme, il y a deux ans, pour commencer un établissement utile à sa patrie, s’exprimoit ainsi dans une lettre qu’il écrivoit à ce sujet : « Plût au ciel que la mode pût s’établir parmi nous, que dans tous les évenemens qui causent l’allégresse publique, on ne fît éclater sa joie que par des actes utiles à la société ! on verroit bientôt nombre de monumens honorables de notre raison, qui perpétueroient bien mieux la mémoire des faits dignes de passer à la postérité, & seroient plus glorieux pour l’humanité que tout cet appareil tumultueux de fêtes, de repas, de bals, & d’autres divertissemens usités en pareilles occasions ». Gazette de France, 8 Décembre 1753. Suede.

La même proposition est bien confirmée par l’exemple d’un empereur de la Chine qui vivoit au dernier siecle, & qui dans l’un des grands évenemens de son regne, défendit à ses sujets de faire les réjoüissances ordinaires & consacrées par l’usage, soit pour leur épargner des frais inutiles & mal placés, soit pour les engager vraissemblablement à opérer quelque bien durable, plus glorieux pour lui-même, plus avantageux à tout son peuple, que des amusemens frivoles & passagers, dont il ne reste aucune utilité sensible.

Voici encore un trait que je ne dois pas oublier : « Le ministere d’Angleterre, dit une gazette...... de l’année 1754, a fait compter mille guinées à M. Wal, ci-devant ambassadeur d’Espagne à Londres ; ce qui est, dit-on, le présent ordinaire que l’état fait aux ministres étrangers en quittant la Grande Bretagne ». Qui ne voit que mille guinées ou mille louis forment un présent plus utile & plus raisonnable que ne seroit un bijou, uniquement destiné à l’ornement d’un cabinet ?

Après ces grands exemples d’épargne politique, oseroit-on blâmer cet ambassadeur hollandois, qui

recevant à son départ d’une cour étrangere le portrait du prince enrichi de diamans, mais qui trouvant bien du vuide dans ce présent magnifique, demanda bonnement ce que cela pouvoit valoir. Comme on l’eut assûré que le tout coûtoit quarante mille écus : que ne me donnoit-on, dit-il, une lettre-de-change de pareille somme à prendre sur un banquier d’Amsterdam ? Cette naïveté hollandoise nous fait rire d’abord ; mais en examinant la chose de près, les gens sensés jugeront apparemment qu’il avoit raison, & qu’une bonne lettre de quarante mille écus est bien plus de service qu’un portrait.

En suivant le même goût d’épargne, que de retranchemens, que d’institutions utiles & praticables en plusieurs genres différens ! Que d’épargnes possibles dans l’administration de la justice, police, & finances, puisqu’il seroit aisé, en simplifiant les régies & les autres affaires, d’employer à tout cela bien moins de monde qu’on ne fait à présent ! Cet article est assez important pour mériter des traités particuliers ; nous en avons sur cela plusieurs qu’on peut lire avec beaucoup de fruit.

Que d’épargnes possibles dans la discipline de nos troupes, & que d’avantages on en pourroit tirer pour le roi & pour l’état, si l’on s’attachoit comme les anciens à les occuper utilement ! J’en parlerai dans quelqu’autre occasion.

Que d’épargnes possibles dans la police des Arts & du Commerce, en levant les obstacles qu’on trouve à chaque pas sur le transport & le débit des marchandises & denrées, mais sur-tout en rétablissant peu-à-peu la liberté générale des métiers & négoces, telle qu’elle étoit jadis en France, & telle qu’elle est encore aujourd’hui en plusieurs états voisins ; supprimant par conséquent les formalités onéreuses des brevets d’apprentissage, maîtrises & réceptions, & autres semblables pratiques, qui arrêtent l’activité des travailleurs, souvent même qui les éloignent tout-à-fait des occupations utiles, & qui les jettent ensuite en des extrémités funestes ; pratiques enfin que l’esprit de monopole a introduites en Europe, & qui ne se maintiennent dans ces tems éclairés que par le peu d’attention des legislateurs. Nous n’avons déjà, tous tant que nous sommes, que trop de répugnance pour les travaux pénibles ; il ne faudroit pas en augmenter les difficultés, ni faire naître des occasions ou des prétextes à notre paresse.

De plus, indépendamment des maîtrises, il y a parmi les ouvriers mille usages abusifs & ruineux qu’il faudroit abolir impitoyablement ; tels sont, par exemple, tous droits de compagnonage, toutes fêtes de communauté, tous frais d’assemblée, jettons, bougies, repas & buvettes ; occasions perpétuelles de fainéantise, d’excès & de pertes, qui retombent nécessairement sur le public, & qui ne s’accordent point avec l’économie nationale.

Que d’épargnes possibles enfin dans l’exercice de la religion, en supprimant les trois quarts de nos fêtes, comme on l’a fait en Italie, dans l’Autriche, dans les Pays-Bas, & ailleurs : la France y gagneroit des millions tous les ans ; outre que l’on épargneroit bien des frais qui se sont ces jours-là dans nos églises. Qu’on pardonne sur cela les détails suivans, à un citoyen que l’amour du bien public anime.

Quel soulagement & quelle épargne pour le public, si l’on retranchoit la distribution du pain-beni ! C’est une dépense des plus inutiles, dépense néanmoins considérable & qui fait crier bien des gens. On dit que certains officiers des paroisses font sur cela de petites concussions, ignorées sans doute de la police, & que la loi n’ayant rien fixé là-dessus, ils rançonnent les citoyens impunément selon qu’ils les trouvent plus ou moins faciles. Quoi qu’il en soit, il est démontré par un calcul exact, que le pain-beni coûte