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Lettres, disent-ils, veut être préparée par les études ordinaires des colléges, préliminaire que l’étude des Mathématiques & de la Physique ne demande pas. Cela est vrai ; mais le nombre de jeunes gens qui sortent tous les ans des écoles publiques, étant très-considérable, pourroit fournir chaque année à l’érudition des colonies & des recrues très-suffisantes, si d’autres raisons, bonnes ou mauvaises, ne tournoient les esprits d’un autre côté. Les Mathématiques, ajoûte-t-on, sont composées de parties distinguées les unes des autres, & dont on peut cultiver chacune séparément ; au lieu que toutes les branches de l’érudition tiennent entr’elles & demandent à être embrassées à la fois. Il est aisé de répondre, 1°. qu’il y a dans les Mathématiques un grand nombre de parties qui supposent la connoissance des autres ; qu’un astronome, par exemple, s’il veut embrasser dans toute son étendue & dans toute sa perfection la science dont il s’occupe, doit être très-versé dans la géométrie élémentaire & sublime, dans l’analyse la plus profonde, dans la méchanique ordinaire & transcendante, dans l’optique & dans toutes ses branches, dans les parties de la physique & des arts qui ont rapport à la construction des instrumens : 2°. que si l’érudition a quelques parties dépendantes les unes des autres, elle en a aussi qui ne se supposent point réciproquement ; qu’un grand géographe peut être étranger dans la connoissance des antiquités & des médailles ; qu’un célebre antiquaire peut ignorer toute l’histoire moderne ; que réciproquement un savant dans l’histoire moderne peut n’avoir qu’une connoissance très-générale & très-legere de l’histoire ancienne, & ainsi du reste. Enfin, dit-on, les Mathématiques offrent plus d’espérances & de secours pour la fortune que l’érudition : cela peut être vrai des mathématiques pratiques & faciles à apprendre, comme le génie, l’architecture civile & militaire, l’artillerie, &c. mais les mathématiques transcendantes & la Physique n’offrent pas les mêmes ressources, elles sont à-peu-près à cet égard dans le cas de l’érudition ; ce n’est donc pas par ce motif qu’elles sont maintenant plus cultivées.

Il me semble qu’il y a d’autres raisons plus réelles de la préférence qu’on donne aujourd’hui à l’étude des Sciences, & aux matieres de bel esprit. 1°. Les objets ordinaires de l’érudition sont comme épuisés par le grand nombre de gens de lettres, qui se sont appliqués à ce genre ; il n’y reste plus qu’à glaner ; & l’objet des découvertes qui sont encore à faire, étant d’ordinaire peu important, est peu propre à piquer la curiosité. Les découvertes dans les Mathématiques & dans la Physique, demandent sans doute plus d’exercice de la part de l’esprit, mais l’objet en est plus attrayant, le champ plus vaste, & d’ailleurs elles flatent davantage l’amour propre par leur difficulté même. A l’égard des ouvrages de bel esprit, il est sans doute très-difficile, & plus difficile peut-être qu’en aucun autre genre, d’y produire des choses nouvelles ; mais la vanité se fait aisément illusion sur ce point ; elle ne voit que le plaisir de traiter des sujets plus agréables, & d’être applaudie par un plus grand nombre de juges. Ainsi les Sciences exactes & les Belles-Lettres, sont aujourd’hui préférées à l’érudition, par la même raison qui au renouvellement des Sciences leur a fait préférer celle-ci, un champ moins frayé & moins battu, & plus d’occasions de dire des choses nouvelles, ou de passer pour en dire ; car l’ambition de faire des découvertes en un genre est, pour ainsi dire, en raison composée de la facilité des decouvertes considérées en elles-mêmes, & du nombre d’occasions qui se présentent de les faire, ou de paroître les avoir faites.

2°. Les ouvrages de bel esprit n’exigent pres-

qu’aucune lecture ; du génie & quelques grands

modeles suffisent : l’étude des Mathématiques & de la Physique ne demande non plus que la lecture réfléchie de quelques ouvrages ; quatre ou cinq livres d’un assez petit volume, bien médités, peuvent rendre un mathématicien très-profond dans l’Analyse & la Géométrie sublime ; il en est de même à proportion des autres parties de ces sciences. L’érudition demande bien plus de livres ; il est vrai qu’un homme de lettres qui, pour devenir érudit, se borneroit à lire les livres originaux, abrégeroit beaucoup ses lectures, mais il lui en resteroit encore un assez grand nombre à faire ; d’ailleurs, il auroit beaucoup à méditer, pour tirer par lui-même, de la lecture des originaux, les connoissances détaillées que les modernes en ont tirées peu-à-peu, en s’aidant des travaux les uns des autres, & qu’ils ont développés dans leurs ouvrages. Un érudit qui se formeroit par la lecture des seuls originaux, seroit dans le cas d’un géometre qui voudroit suppléer à toute lecture par la seule méditation ; il le pourroit absolument avec un talent supérieur, mais il iroit moins vite, & avec beaucoup plus de peine.

Telles sont les raisons principales qui ont fait tomber parmi nous l’érudition ; mais si elles peuvent servir à expliquer cette chûte, elles ne servent pas à la justifier.

Aucun genre de connoissance n’est méprisable ; l’utilité des découvertes, en matiere d’érudition, n’est peut-être pas aussi frappante, sur-tout aujourd’hui, que le peut être celle des découvertes dans les sciences exactes ; mais ce n’est pas l’utilité seule, c’est la curiosité satisfaite, & le degré de difficulté vaincue, qui font le mérite des découvertes : combien de découvertes, en matiere de science, n’ont que ce mérite ? combien peu même en ont un autre ?

L’espece de sagacité que demandent certaines branches de l’érudition, par exemple, la critique, n’est guere moindre que celle qui est nécessaire à l’étude des Sciences, peut-être même y faut-il quelquefois plus de finesse ; l’art & l’usage des probabilités & des conjectures, suppose en général un esprit plus souple & plus délié, que celui qui ne se rend qu’à la lumiere des démonstrations.

D’ailleurs, quand on supposeroit (ce qui n’est pas) qu’il n’y a plus absolument de progrès à faire dans l’étude des langues savantes cultivées par nos ancêtres, le Latin, le Grec, & même l’Hébreu ; combien ne reste-t-il pas encore à défricher dans l’étude de plusieurs langues orientales, dont la connoissance approfondie procureroit à notre littérature les plus grands avantages ? On sait avec quel succès les Arabes ont cultivé les Sciences ; combien l’Astronomie, la Medecine, la Chirurgie, l’Arithmétique, & l’Algebre, leur sont redevables ; combien ils ont eu d’historiens, de poëtes, enfin d’écrivains en tout genre. La bibliotheque du roi est pleine de manuscrits arabes, dont la traduction nous vaudroit une infinité de connoissances curieuses. Il en est de même de la langue chinoise. Quel vaste matiere de découvertes pour nos littérateurs ? On dira peut-être que l’étude seule de ces langues demande un savant tout entier, & qu’après avoir passé bien des années à les apprendre, il ne restera plus assez de tems, pour tirer de la lecture des auteurs, les avantages qu’on s’en promet. Il est vrai que dans l’état présent de notre littérature, le peu de secours que l’on a pour l’étude des langues orientales, doit rendre cette étude beaucoup plus longue, & que les premiers savans qui s’y appliqueront, y consumeront peut-être toute leur vie ; mais leur travail sera utile à leurs successeurs ; les dictionnaires, les grammaires, les traductions se multiplieront & se perfectionneront peu-