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autre, étant le plus juste dans ses proportions ; celui de cent vingt, à quarante maîtres par rangs, peut être bon quand les compagnies sont foibles, parce qu’il comporte huit divisions égales : l’autre peut être divisé en seize.

Quelques personnes cependant se sont élevées contre la méthode de former nos escadrons sur trois rangs, & ont soûtenu qu’il seroit plus avantageux de leur en donner un quatrieme : quoique leur système puisse être appuyé de l’autorité des Gustaves & des Turennes, qui donnoient à leurs escadrons quatre, quelquefois même jusqu’à cinq rangs de profondeur, il faut croire que si l’usage de faire combattre les escadrons sur trois rangs n’étoit pas effectivement le meilleur, l’Europe entiere ne l’auroit pas adopté, ou ne l’eût pas au moins toûjours conservé depuis.

D’autres au contraire trouvent encore trop de profondeur aux escadrons disposés sur trois rangs, & prétendent que l’ordre des escadrons en bataille sur deux rangs est le plus avantageux à la cavalerie. Ceux qui sont prévenus de ce sentiment le soûtiennent, parce que l’ancienne cavalerie & la gendarmerie, qui ont fait si long-tems la principale force des armées de France, alloient à l’ennemi sur un seul rang. Mais que conclure de-là ? Dans ces tems reculés aucun peuple ne formoit sa cavalerie en escadrons, les ennemis n’avoient alors à cet égard aucun avantage sur nous ; d’ailleurs cette cavalerie étoit composée de l’élite de la noblesse françoise, hommes & chevaux étoient couverts d’une armure qui les rendoient presque invulnérables, & qui auroient donné une excessive pesanteur à des escadrons ainsi composés : leur arme offensive étoit la lance, qui ne permettoit pas non plus qu’ils combattissent en escadrons. N’auroit-ce pas été perdre sans nécessité d’excellens champions ; que de doubler de pareils rangs ? D’ailleurs on sait que cette cavalerie fut toûjours battue lorsqu’elle eut à faire contre une autre disposée sur plusieurs rangs de hauteur.

La maison du roi combat sur trois rangs : comparable sans doute à tous égards à cette ancienne cavalerie, elle lui est de beaucoup supérieure pour la discipline ; & s’il y avoit un avantage réel de combattre sur deux rangs, il est aisé de penser que cet usage eût été établi dans ce corps, à qui une longue expérience a appris à toûjours vaincre, & dont deux rangs paroissent suffire pour cela. Le premier des trois rangs dans les escadrons des gardes-du corps est composé entierement d’officiers ; & quand il ne s’en trouve pas suffisamment pour le completer, on y admet les gardes qu’on nomme Carabiniers.

Si l’on veut comparer notre cavalerie avec la maison du roi, on se croira forcé de lui donner plûtôt six rangs que trois : ce sont bien les mêmes armes, mais ce ne sont pas les mêmes hommes ni les mêmes chevaux ; la nécessité oblige pendant la guerre d’ajoûter aux bons cavaliers des cavaliers médiocres, & même de mauvais, c’est-à-dire de jeunes gens ou de jeunes chevaux non exercés, dont il n’est pas possible de tirer un grand service. S’il est un moyen de remédier à ces défauts, ce ne peut être qu’en donnant à cette cavalerie la meilleure forme dont elle est susceptible ; elle doit être solide, mais en même tems facile à mouvoir : & pour cela il faut que la hauteur de l’escadron soit proportionnée à sa longueur, de maniere qu’il n’occupe ni trop ni trop peu de terrein. La disposition de l’escadron sur trois rangs est sans contredit la plus propre à réunir ces avantages : on espere le démontrer, en supposant toûjours que les escadrons doivent être de cent vingt à cent quarante-quatre hommes ; car s’ils étoient de cent & au-dessous de ce nombre, il seroit nécessaire de ne leur donner que deux rangs.

Le terrein qui dans un champ de bataille contient la cavalerie en escadrons disposés sur trois rangs, est déjà d’une étendue très-considérable. Si on ne donnoit plus que deux rangs à ces escadrons, on seroit obligé de prolonger la ligne d’un tiers ; cela est évident.

Qui ne voit d’un premier coup-d’œil combien une pareille disposition entraîne de difficulté ? car enfin quand il seroit possible de trouver pour toutes les occasions des plaines assez vastes pour sonner sur deux rangs deux lignes de cinquante escadrons chacune (nombre aujourd’hui le plus ordinaire dans les armées), que d’inconvéniens ne résulte-t-il pas de la trop grande étendue d’un champ de bataille, où le général ne pouvant juger de tout par lui-même, ne sauroit donner des ordres à propos[1] ? Les secours arrivent trop tard, les momens sont précieux à la guerre ; & d’ailleurs quelle apparence que des aîles composées d’escadrons formés sur deux rangs puissent tenir contre le choc d’autres escadrons plus forts d’un rang ? Ce sont les aîles qui, comme on sait, décident presque toûjours du sort des batailles ; dénuée de leur secours, l’infanterie est bien-tôt prise tout-à-la-fois en flanc & en queue par la cavalerie ennemie, & de front par l’infanterie ; on ne sauroit donc trop rapprocher des yeux du général la cavalerie ; & la meilleure maniere de le faire, est d’en former les escadrons sur trois rangs ; le poste qu’elle occupe n’en est déjà que trop éloigné : d’ailleurs ses combats sont vifs, de peu de durée, & presque toûjours décisifs. Le général seul par sa présence est en état de parer à mille accidens que toute la prudence humaine n’auroit pû prévoir.

La trop grande étendue d’un escadron rend sa marche flotante & inégale ; ses mouvemens sont moins legers & plus difficiles ; il est fort à craindre qu’il ne s’ouvre ou qu’il ne creve par quelque endroit ; alors un tel escadron est vaincu avant que d’avoir combattu. Sa véritable force consiste à être également serré de toutes parts, mais sans gêne ; l’union en doit être parfaite : car, comme le remarque Montecuculli, « tout l’avantage à la guerre consiste à former un corps solide, si ferme & si impénétrable, qu’en quelque endroit qu’il soit ou qu’il aille, il y arrête l’ennemi comme un bastion mobile, & se défende par lui-même ».

Les mouvemens de l’escadron sur deux rangs ne peuvent être que fort lents & fort difficiles à exécuter ; il ne faut pour l’arrêter, ou au moins pour retarder considérablement sa marche, qu’un fossé, un ravin, une haie, une hauteur ou un ruisseau, qui se rencontrent sur sa route ; plus l’espace de terrein qu’il doit parcourir sera étendue, & plus il y a lieu de présumer qu’il trouvera de ces obstacles à vaincre ; obstacles bien moins à craindre pour l’escadron sur trois rangs, qui peut plus aisément les éviter ou les vaincre par le peu d’étendue de son front.

Dans l’escadron sur trois rangs, le premier de ces rangs est composé de l’élite de toute la troupe ; ce ne sont que des officiers, des brigadiers, des carabiniers, ou au moins les anciens cavaliers, dont les exercices, la valeur & l’expérience sont garants de leur conduite ; elle sert d’exemple, & pique d’émulation les deux rangs qui suivent. Dans l’escadron ordonné sur deux rangs, ils sont l’un & l’autre d’un tiers plus nombreux ; & il est impossible que le premier rang de celui-ci soit aussi-bien composé que le premier rang de l’escadron sur trois ; on sera forcé d’y admettre des hommes de recrues qui n’auront point été exercés, des chevaux neufs, ou des chevaux rétifs, qui n’étant point faits au bruit de la guerre, rompront infailliblement l’escadron. Les officiers d’ail-

  1. Melius est post aciem plura servare præsidia quam latius militem spargere. Veget. lib. III. cap. xxvj.