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traire au droit naturel & civil, qu’il choque les formes des meilleurs gouvernemens, & qu’enfin il est inutile par lui-même.

La liberté de l’homme est un principe qui a été reçu long-tems avant la naissance de J. C. par toutes les nations qui ont fait profession de générosité. La liberté naturelle de l’homme, c’est de ne connoître aucun pouvoir souverain sur la terre, & de n’être point assujettie à l’autorité législative de qui que ce soit, mais de suivre seulement les lois de la Nature : la liberté dans la société est d’être soûmis à un pouvoir législatif établi par le consentement de la communauté, & non pas d’être sujet à la fantaisie, à la volonté inconstante, incertaine & arbitraire d’un seul homme en particulier.

Cette liberté, par laquelle l’on n’est point assujetti à un pouvoir absolu, est unie si étroitement avec la conservation de l’homme, qu’elle n’en peut être séparée que par ce qui détruit en même tems sa conservation & sa vie. Quiconque tâche donc d’usurper un pouvoir absolu sur quelqu’un, se met par-là en état de guerre avec lui, de sorte que celui-ci ne peut regarder le procédé de l’autre, que comme un attentat manifeste contre sa vie. En effet, du moment qu’un homme veut me soûmettre malgré moi à son empire, j’ai lieu de présumer que si je tombe entre ses mains, il me traitera selon son caprice, ne fera pas scrupule de me tuer, quand la fantaisie lui en prendra. La liberté est, pour ainsi dire, le rempart de ma conservation, & le fondement de toutes les autres choses qui m’appartiennent. Ainsi, celui qui dans l’état de la nature, veut me rendre esclave, m’autorise à le repousser par toutes sortes de voies, pour mettre ma personne & mes biens en sûreté.

Tous les hommes ayant naturellement une égale liberté, on ne peut les dépouiller de cette liberté, sans qu’ils y ayent donné lieu par quelques actions criminelles. Certainement, si un homme, dans l’état de nature, a mérité la mort de quelqu’un qu’il a offensé, & qui est devenu en ce cas maître de sa vie, celui-ci peut, lorsqu’il a le coupable entre ses mains, traiter avec lui, & l’employer à son service, en cela il ne lui fait aucun tort ; car au fond, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant & plus fâcheux que n’est la perte de son existence, il est en sa disposition de s’attirer la mort qu’il desire, en résistant & desobéissant à son maître.

Ce qui fait que la mort d’un criminel, dans la société civile, est une chose licite, c’est que la loi qui le punit, a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joüi de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instans ; il ne peut donc pas reclamer contre cette loi. Il n’en seroit pas de même de la loi de l’esclavage ; la loi qui établiroit l’esclavage seroit dans tous les cas contre l’esclave, sans jamais être pour lui ; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.

Le droit de propriété sur les hommes ou sur les choses, sont deux droits bien différens. Quoique tout seigneur dise de celui qui est soûmis à sa domination, cette personne-là est à moi ; la propriété qu’il a sur un tel homme n’est point la même que celle qu’il peut s’attribuer, lorsqu’il dit, cette chose-là est à moi. La propriété d’une chose emporte un plein droit de s’en servir, de la consumer, & de la détruire, soit qu’on y trouve son profit, ou par pur caprice ; en sorte que de quelque maniere qu’on en dispose, on ne lui fait aucun tort ; mais la même expression appliquée à une personne, signifie seulement que le seigneur a droit, exclusivement à tout autre, de la gouverner & de lui prescrire des lois, tandis qu’en même tems il est soûmis lui-même à plusieurs obliga-

tions par rapport à cette même personne, & que

d’ailleurs son pouvoir sur elle est très-limité.

Quelque grandes injures qu’on ait reçû d’un homme, l’humanité ne permet pas, lorsqu’on s’est une fois réconcilié avec lui, de le réduire à une condition où il ne reste aucune trace de l’égalité naturelle de tous les hommes, & par conséquent de le traiter comme une bête, dont on est le maître de disposer à sa fantaisie. Les peuples qui ont traité les esclaves comme un bien dont ils pouvoient disposer à leur gré, n’ont été que des barbares.

Non-seulement on ne peut avoir de droit de propriété proprement dit sur les personnes ; mais de plus il répugne à la raison, qu’un homme qui n’a point de pouvoir sur sa vie, puisse donner à un autre, ni de son propre consentement, ni par aucune convention, le droit qu’il n’a pas lui-même. Il n’est donc pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix ; l’esclave se vendant, tous ses biens entrent dans la propriété du maître. Ainsi le maître ne donneroit rien, & l’esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on, mais le pécule est accessoire à la personne. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique : cette qualité, dans l’état populaire, est même une partie de la souveraineté. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achete, elle est sans prix pour celui qui la vend.

La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pû mettre au nombre des biens une partie des hommes qui doivent faire ce partage. La loi civile qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord, qui contient la lésion la plus énorme de toutes. L’esclavage n’est donc pas moins opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de se sauver de la servitude, lui qui n’est point dans la société, & que par conséquent aucune loi civile ne concerne ? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, par la loi du maître, c’est-à-dire par la loi du plus fort.

Si l’esclavage choque le droit naturel & le droit civil, il blesse aussi les meilleures formes de gouvernement : il est contraire au gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre & de ne point avilir la nature humaine. Dans la démocratie, où tout le monde est égal, & dans l’aristocratie, où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l’esprit de la constitution ; ils ne serviroient qu’à donner aux citoyens une puissance & un luxe qu’ils ne doivent point avoir.

De plus, dans tout gouvernement & dans tout pays, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres, en les encourageant par des récompenses & des priviléges, en proportionnant les travaux à leurs forces, ou en y suppléant par des machines que l’art invente & applique suivant les lieux & le besoin. Voyez-en les preuves dans M. de Montesquieu.

Enfin nous pouvons ajoûter encore avec cet illustre auteur, que l’esclavage n’est utile ni au maître, ni à l’esclave : à l’esclave, parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; au maître, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de vices & de mauvaises habitudes, contraires aux lois de la société ; qu’il s’accoûtume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales ; qu’il devient fier, prompt, colere, dur, voluptueux, barbare.

Ainsi tout concourt à laisser à l’homme la dignité qui lui est naturelle. Tout nous crie qu’on ne peut lui ôter cette dignité naturelle, qui est la liberté, la