le fond de l’œil, & y peindre l’image des objets. Voyez Vision.
Les sectateurs d’Aristote s’imaginoient que ces images étoient immatérielles, & que cependant elles agissoient sur nos organes. Selon le système des philosophes modernes, ce n’est point l’image qui agit sur nos yeux ; car elle n’est qu’une peinture ou une espece d’ombre ; mais ce sont les rayons qui la forment par leur réunion, qui ébranlent les fibres de la nature, & cet ébranlement, communiqué au cerveau, est suivi de la sensation de la vûe.
Comme l’Encyclopédie est en partie l’histoire des opinions des hommes, voici une exposition & une réfutation abregée du système des anciens sur les especes. Celles que les objets impriment dans les sens extérieurs, sont par-là même appellées especes impresses ; elles sont alors matérielles & sensibles, mais l’intellect agent les rend intelligibles & propres à être reçûes par l’intellect patient : ces especes ainsi spiritualisées sont appellées especes expresses, parce qu’elles sont exprimées des impresses ; & c’est par elles que l’intellect patient connoît toutes les choses matérielles. Lucrece employe tout le IV. livre de son poëme à developper cette hypothèse des simulacres ou images ; qui comme autant d’écorces & de membranes découlent perpétuellement de la surface des corps, & nous portent leurs especes & leurs figures.
Nunc agere incipiam tibi, quod vehementer ad has res
Attinet, esse ea, quæ rerum simulacra vocamus,
Quæ quasi membranæ summo de corpore rerum
Dereptæ volitant ultro citroque per auras.
Dico igitur rerum effigies, tenueisque figuras
Mittier ab rebus summo de corpore earum,
Quæ quasi membrana vel cortex nominitanda est,
Quod speciem, aut formam similem gerit ejus imago,
&c.
Diverses raisons détruisent entierement cette hypothèse.
1°. L’impénétrabilité des corps. Tous les objets, comme le soleil, les étoiles, & tous ceux qui sont proches de nos yeux, ne peuvent pas envoyer des especes qui soient d’autre nature qu’eux ; c’est pourquoi les Philosophes disent ordinairement que ces especes sont grossieres & matérielles, pour les distinguer des especes expresses qui sont spiritualisées : ces especes impresses des objets sont donc de petits corps ; elles ne peuvent donc pas se pénétrer, ni tous les espaces qui sont depuis la terre jusqu’au ciel, lesquels en doivent être tous remplis : d’où il est facile de conclure qu’elles devroient se froisser & se briser les unes allant d’un côté, & les autres de l’autre, & qu’ainsi elles ne peuvent rendre les objets visibles. De plus, on peut voir d’un même endroit & d’un même point un très-grand nombre d’objets qui sont dans le ciel & sur la terre : donc il faudroit que les especes de tous ces corps pussent se réduire en un point. Or elles sont impénétrables, puisqu’elles sont matérielles : donc, &c. Mais non-seulement on peut voir d’un même point un nombre immense de très-grands & de très vastes objets ; il n’y a même aucun point dans tous ces grands espaces du monde d’où l’on ne puisse découvrir un nombre presque infini d’objets, & même d’objets aussi-grands que le soleil, la lune, & les cieux : il n’y a donc aucun point dans l’Univers où les especes de toutes ces choses ne dussent se rencontrer ; ce qui est contre toute apparence de vérité.
2°. Le changement qui arrive dans les especes. Il est constant que plus un objet est proche, plus l’espece en doit être grande, puisque souvent nous voyons l’objet plus grand. On ne voit pas ce qui peut faire que cette espece diminue, & ce que peuvent devenir les parties qui la composoient lorsqu’elle étoit plus
grande. Mais ce qui est encore plus difficile à concevoir selon ce sentiment, c’est que si on regarde un objet avec des lunettes d’approche ou un microscope, l’espece devient tout-d’un-coup cinq ou six cents fois plus grande qu’elle n’étoit auparavant ; car on voit encore moins de quelles parties elle peut s’accroître si fort en un instant.
3°. La différence qu’il y a entre certaines images & les objets qui les renvoyent. Quand on regarde un cube parfait, toutes les especes de ses côtés sont inégales, & néanmoins on ne laisse pas de voir tous ses côtés également quarrés. Et de même, lorsque l’on considere dans un tableau, sous un certain point de vûe, des ovales & des parallélogrammes qui ne peuvent envoyer que des especes de semblable figure, on n’y voit cependant que des cercles & des quarrés : de là il s’ensuit évidemment qu’il n’est pas nécessaire que l’objet qu’on regarde produise, afin qu’on le voye, des especes qui lui soient semblables.
4°. La diminution que les corps en devroient souffrir. On ne peut pas concevoir comment il se peut faire qu’un corps qui ne diminue pas sensiblement, envoye toûjours hors de soi des especes de tous côtés, qu’il en remplisse continuellement de fort grands espaces tout-à-l’entour, & cela avec une vîtesse inconcevable : car un objet étant caché, dans l’instant même qu’il se découvre on le voit de plusieurs lieues & de tous les côtés ? On répondra peut-être que les odeurs sont des émanations qui n’affoiblissent point sensiblement le corps odoriférant ; mais quelle différence de ces émanations à celle de la lumiere, pour l’étendue qu’elles occupent ? Voyez . Et ce qui paroît encore fort étrange, c’est que les corps qui ont beaucoup d’action, comme l’air & quelques autres, n’ont point la force de pousser au-dehors de ces images qui leur ressemblent ; ce que font les corps les plus grossiers, & qui ont le moins d’action, comme la terre, les pierres, & presque tous les corps durs.
A ces difficultés prises de ce qui se passe au-dehors, on en pourroit joindre d’autres sur ce qui arrive intérieurement dans la transmutation des especes impresses & matérielles, en especes expresses & spiritualisées. Ces distinctions d’intellect agent & d’intellect patient, & cette multiplication des facultés attribués au sens intérieur & à l’entendement, sont autant de suppositions gratuites sur lesquelles on ne peut bâtir que des systèmes en l’air. Mais il reste si peu de partisans de ces anciennes chimeres, qu’il seroit superflu de s’y étendre davantage. Voyez Malebranche, rech. de la vérité, liv. III. part. II. chap. ij. Cet article est tiré des papiers de M. Formey.
Espece, (Hist. nat.) « Tous les individus semblables qui existent sur la surface de la terre, sont regardés comme composant l’espece de ces individus ; cependant ce n’est ni le nombre ni la collection des individus semblables qui fait l’espece, c’est la succession constante & le renouvellement non-interrompu de ces individus qui la constituent : car un être qui dureroit toujours ne feroit pas une espece, non plus qu’un million d’êtres semblables qui dureroient aussi toûjours. L’espece est donc un mot abstrait & général, dont la chose n’existe qu’en considérant la nature dans la succession des tems, & dans la destruction constante & le renouvellement tout aussi constant des êtres : c’est en comparant la nature d’aujourd’hui à celle des autres tems, & les individus actuels aux individus passés, que nous avons pris une idée nette de ce que l’on appelle espece, & la comparaison du nombre ou de la ressemblance des individus n’est qu’une idée accessoire, & souvent indépendante de la premiere ; car l’âne ressemble au cheval plus que le barbet au levrier, & cependant le barbet & le levrier ne font qu’une