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classe trop étendue des simples possibles : ainsi quoiqu’il soit vrai en général que tous les peuples & toutes les langues se sont mêlés en mille manieres, & dans des tems inconnus, on ne doit pas se préter volontiers à faire venir de l’hébreu ou de l’arabe le nom d’un village des environs de Paris. La distance des tems & des lieux est toûjours une raison de douter ; & il est sage de ne franchir cet intervalle, qu’en s’aidant de quelques connoissances positives & historiques des anciennes migrations des peuples, de leurs conquêtes, du commerce qu’ils ont entretenu les uns chez les autres ; & au défaut de ces connoissances, il faut au moins s’appuyer sur des étymologies déjà connues, assez certaines, & en assez grand nombre pour établir un mélange des deux langues. D’après ces principes, il n’y a aucune difficulté à remonter du françois au latin, du tudesque au celtique, du latin au grec. J’admettrai plus aisément une étymologie orientale d’un mot espagnol, que d’un mot françois ; parce que je sai que les Phéniciens & sur-tout les Carthaginois, ont eu beaucoup d’établissemens en Espagne ; qu’après la prise de Jérusalem sous Vespasien, un grand nombre de Juifs furent transportés en Lusitanie, & que depuis toute cette contrée a été possédée par les Arabes.

6°. On puisera dans cette connoissance détaillée des migrations des peuples, d’excellentes regles de critique, pour juger des étymologies tirées de leurs langues, & apprécier leur vraissemblance : les unes seront fondées sur le local des établissemens du peuple ancien ; par exemple, les étymologies phéniciennes des noms de lieu seront plus recevables, s’il s’agit d’une côte ou d’une ville maritime, que si cette ville étoit située dans l’intérieur des terres : une étymologie arabe conviendra dans les plaines & dans les parties méridionales de l’Espagne ; on préférera pour des lieux voisins des Pyrenées, des étymologies latines ou basques.

7°. La date du mêlange des deux peuples, & du tems où les langues anciennes ont été remplacées par de nouvelles, ne sera pas moins utile ; on ne tirera point d’une racine celtique le nom d’une ville bâtie, ou d’un art inventé sous les rois francs.

8°. On pourra encore comparer cette date à la quantité d’altération que le primitif aura dû souffrir pour produire le dérivé ; car les mots, toutes choses d’ailleurs égales, ont reçu d’autant plus d’altération qu’ils ont été transmis par un plus grand nombre de générations, & sur-tout que les langues ont essuyé plus de révolutions dans cet intervalle. Un mot oriental qui aura passé dans l’espagnol par l’arabe, sera bien moins éloigné de sa racine que celui qui sera venu des anciens Carthaginois.

9°. La nature de la migration, la forme, la proportion, & la durée du mêlange qui en a résulté, peuvent aussi rendre probables ou improbables plusieurs conjectures ; une conquête aura apporté bien plus de mots dans un pays, lorsqu’elle aura été accompagnée de transplantation d’habitans ; une possession durable, plus qu’une conquête passagere ; plus lorsque le conquérant a donné ses lois aux vaincus, que lorsqu’il les a laissés vivre selon leurs usages : une conquête en général, plus qu’un simple commerce. C’est en partie à ces causes combinées avec les révolutions postérieures, qu’il faut attribuer les différentes proportions dans le mêlange du latin avec les langues qu’on parle dans les différentes contrées soûmises autrefois aux Romains ; proportions d’après lesquelles les étymologies tirées de cette langue auront, tout le reste égal, plus ou moins de probabilité ; dans le mêlange, certaines classes d’objets garderont les noms que leur donnent le conquérant ; d’autres, celui de la langue des vaincus ;

& tout cela dépendra de la forme du gouvernement, de la maniere dont l’autorité & la dépendance sont distribuées entre les deux peuples ; des idées qui doivent être plus ou moins familieres aux uns ou aux autres, suivant leur état, & les mœurs que leur donne cet état.

10°. Lorsqu’il n’y a eu entre deux peuples qu’une simple liaison sans qu’ils se soient mêlangés, les mots qui passent d’une langue dans l’autre sont le plus ordinairement relatifs à l’objet de cette liaison. La religion chrétienne a étendu la connoissance du latin dans toutes les parties de l’Europe, où les armes des Romains n’avoient pû pénétrer. Un peuple adopte plus volontiers un mot nouveau avec une idée nouvelle, qu’il n’abandonne les noms des objets anciens, auxquels il est accoûtumé. Une étymologie latine d’un mot polonois ou irlandois, recevra donc un nouveau degré de probabilité, si ce mot est relatif au culte, aux mysteres, & aux autres objets de la religion. Par la même raison, s’il y a quelques mots auxquels on doive se permettre d’assigner une origine phénicienne ou hébraïque, ce sont les noms de certains objets relatifs aux premiers arts & au commerce ; il n’est pas étonnant que ces peuples, qui les premiers ont commercé sur toutes les côtes de la Méditerranée, & qui ont fondé un grand nombre de colonies dans toutes les îles de la Grece, y ayent porté les noms des choses ignorées des peuples sauvages chez lesquels ils trafiquoient, & sur-tout les termes de commerce. Il y aura même quelques-uns de ces mots que le commerce aura fait passer des Grecs à tous les Européens, & de ceux ci à toutes les autres nations. Tel est le mot de sac, qui signifie proprement en hébreu une étoffe grossiere, propre à emballer les marchandises. De tous les mots qui ne dérivent pas immédiatement de la nature, c’est peut-être le plus universellement répandu dans toutes les langues. Notre mot d’arrhes, arrhabon, est encore purement hébreu, & nous est venu par la même voie. Les termes de Commerce parmi nous sont portugais, hollandois, anglois, &c. suivant la date de chaque branche de commerce, & le lieu de son origine.

11°. On peut en généralisant cette derniere observation, établit un nouveau moyen d’estimer la vraissemblance des suppositions étymologiques, fondées sur le mélange des nations & de leurs langages ; c’est d’examiner quelle étoit au tems du mélange la proportion des idées des deux peuples ; les objets qui leur étoient familiers, leur maniere de vivre, leurs arts, & le degré de connoissance auquel ils étoient parvenus. Dans les progrès généraux de l’esprit humain, toutes les nations partent du même point, marchent au même but, suivent à-peu-près la même route, mais d’un pas très-inégal. Nous prouverons à l’article Langues, que les langues dans tous les tems sont à-peu-près la mesure des idées actuelles du peuple qui les parle ; & sans entrer dans un grand détail, il est aisé de sentir qu’on n’invente des noms qu’à mesure qu’on a des idées à exprimer. Lorsque des peuples inégalement avancés dans leurs progrès se mêlent, cette inégalité influe à plusieurs titres sur la langue nouvelle qui se forme du mêlange. La langue du peuple policé plus riche, fournit au mélange dans une plus grande proportion, & le teint, pour ainsi dire, plus fortement de sa couleur : elle peut seule donner les noms de toutes les idées qui manquoient au peuple sauvage. Enfin l’avantage que les lumieres de l’esprit donnent au peuple policé, le dédain qu’elles lui inspirent pour tout ce qu’il pourroit emprunter des barbares, le goût de l’imitation que l’admiration fait naître dans ceux-ci, changent encore la proportion du mêlange en faveur de la langue policée, & contrebalancent souvent tou-