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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/144

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& dédia à Charles-le-Chauve en 844, rejetta le sens de la figure, admis jusqu’alors par tous les fideles, & y substitua celui de la réalité, fruit de son imagination ; que cette nouveauté prit si rapidement en moins de deux siecles, que lorsque Bérenger voulut revenir au sens de la figure, on lui opposa comme immémorial le consentement de toute l’Eglise décidée pour le sens de la réalité. Mais 1°. puisqu’il s’agissoit de constater l’antiquité de l’un ou l’autre de ces deux sentimens, Bérenger qui vivoit au xj. siecle étoit-il si éloigné du neuvieme & si peu instruit, qu’il ne pût reclamer contre l’innovation de Paschase Ratbert, & même la démontrer ? Dans tous les conciles où il a comparu, s’est-il jamais défendu autrement que par des subtilités métaphysiques ; a-t-il jamais allégué le fait de Ratbert à Lanfranc & à ses autres adversaires, qui lui opposoient perpétuellement l’antiquité ? C’eut été un moyen aussi court qu’il étoit simple, pour décider cette importante question.

2°. Supposons pour un moment que Berenger ne fût pas instruit, ou ne voulut pas user de tous ses avantages ; le système d’Aubertin & des ministres n’en est pas moins absurde : car le changement qu’ils supposent, introduit par Ratbert dans la créance de l’Eglise universelle sur l’eucharistie, s’est fait brusquement & tout-à-coup, ou insensiblement & par degrés. Or ces deux suppositions sont également fausses. En premier lieu, il faut bien peu connoître les hommes, leurs passions, leur caractere, leur attachement à leurs opinions en matiere de religion, pour avancer qu’un particulier sans autorité, tel qu’un simple religieux, puisse tout-à-coup &, pour ainsi parler, du jour au lendemain, changer la créance publique de tout l’Univers pendant neuf siecles sur un point de la derniere conséquence, & d’un usage aussi général, aussi journalier pour le peuple que pour les savans, sans que les premiers se soulevent, sans que les autres reclament, sans que les évêques & les pasteurs s’opposent au torrent de l’erreur. C’est une prétention contraire à l’expérience de tous les siecles. Combien de sang répandu dans l’Orient pour la dispute des images infiniment moins importante ? & que de guerres & de carnages dans le xvj. siecle, lorsque les Luthériens & les Calvinistes ont voulu faire prédominer leurs opinions ! Les hommes du siecle de Ratbert auroient été d’une espece bien singuliere, & totalement différente du caractere des hommes qui les ont précédés & qui les ont suivis. Encore une fois, il faut ne les point connoître, pour avancer qu’ils se laissent troubler plus tranquillement dans la possession de leurs opinions, que dans celle de leurs biens. Dans l’hypothèse des Calvinistes, Paschase Ratbert étoit un novateur décidé ; & cependant ce novateur aura été protégé des princes, cru des peuples sur sa parole, chéri des évêques avec lesquels il a assisté à plusieurs conciles, respecté des savans qui seront demeurés en silence devant lui. Luther & Calvin qui, selon les ministres, ramenoient au monde la vérité, & qui ont été accueillis bien différemment, auroient été bien embarrassés eux-mêmes à nous expliquer ce prodige.

Reste donc à dire que le sentiment de Paschase, combattu d’abord par quelques personnes, séduisit insensiblement & par degrés la multitude à la faveur des ténebres du x. siecle, qu’on a appellé un siecle de plomb & de fer. Mais d’abord ces adversaires de Paschase qu’on fait sonner si haut, se réduisent à ce Jean Scot dont nous avons déjà parlé, à un Heribald auteur très-obscur, à un anonyme, à Raban Maur, & à Ratramne ou Bertramne ; & ces trois derniers qui ont reconnu la présence réelle aussi expressément que Paschase, ne disputoient avec lui que sur quelques conséquences de l’eucharistie, sur une erreur de fait, sur quelques mots mal-entendus de part & d’au-

tres, qui ne touchoient point au fond de la question :

tandis que Paschase avoit pour lui Hincmar archevêque de Reims, Prudence évêque de Troyes, Flore diaere de Lyon, Loup abbé de Ferrieres, Christian Drutmar, Walfridus, les prélats les plus célebres, & les auteurs les plus accrédités de ce tems-là. Ce neuvieme siecle, que les Calvinistes prennent tant de plaisir a rabaisser, a été encore plus fécond on grands hommes instruits de la véritable doctrine de l’Eglise, & capables de la défendre. On y compte en Allemagne S. Unny archevêque de Hambourg, apôtre du Danemant & de la Norvege ; Adalbert, un de ses successeurs ; Brunon archevêque de Cologne, Willelme archevéque de Mayence, Francon & Burchard évêques de Wormes, Saint Udalric évêque d’Augsbourg, S. Adalbert archevêque de Prague, qui porta la foi dans la Hongrie, la Prusse, & la Lithuanie ; S. Boniface & S. Brunon, qui la prêcherent aux Russiens. En Angleterre on trouve S. Dunstan archevêque de Cantorberi, Etelvode évêque de Winchester, & Oswald évêque de Worcester : en Italie, les papes Etienne VIII. Léon VII. Marin, Agapet II. & un grand nombre de savans évêques : en France, Etienne évêque d’Autun, Fulbert évêque de Chartres, S. Mayeul, S. Odon, S. Odilon, premiers abbés de Clugny : en Espagne, Gennadius évêque de Zamore, Attilan évéque d’Asturie, Rudeimde évêque de Compostelle ; & cela sous le regne d’empereurs & de princes zélés pour la foi. Or soûtenir que tant de grands hommes, dont la plûpart avoient vécu dans le neuvieme siecle, & pouvoient avoir été témoins, ou avoir connu les témoins de l’innovation introduite par Radbert, l’ayent favorisée dans l’esprit des peuples ; c’est se joüer de la crédulité des lecteurs.

Une derniere considération qui démontre que les Protestans sont venus troubler l’Eglise catholique dans sa possession ; c’est que si cette derniere eût innové au jx. siecle dans la foi sur l’eucharistie, les Grecs qui se sont séparés d’elle vers ce tems-là. n’eussent pas manqué de lui reprocher sa défection. Or c’est ce qu’ils n’ont jamais fait : car pou de tems après que Léon IX. eut condamné l’hérésie de Berenger, Michel Cerularius patriarche de Constantinople, publia plusieurs écrits, où il n’oublia rien de ce qui pouvoit rendre odieuse l’Eglise latine ; il l’attaque entre autres avec chaleur sur la question des azymes, qui ne fait rien au fond du mystere, & allegue la diversité des sentimens des deux églises sur ce point, comme un des principaux motifs du schisme, sans dire un mot sur la présence réelle.

Dans le concile de Florence, où l’on traita de la réunion des Grecs, l’empereur de Constantinople & les évêques ses sujets agiterent toutes les questions sur lesquelles on étoit divisé, & en particulier celle qui regardoit les paroles de la consécration ; mais il ne fut pas mention de celle de la transsubstantiation, ni de la présence réelle. Les Grecs & les Latins étoient donc dans cette persuasion commune, que dans l’une & l’autre eglise il ne s’étoit introduit aucune innovation sur cet article : car dans la disposition où étoient alors les esprits depuis plus de trois cents ans, si cette innovation eût commencé chez les Grecs à Anastase le Sinaïte, ou chez les Latins à Paschase Ratbert, ils n’auroient pas manqué de se la reprocher réciproquement. Dira-t-on que pour le bien de la paix & pour étouffer dans sa naissance quelque secte ennemie du dogme de la présence réelle, les deux églises convinrent de concert de ce point : mais en premier lieu, la réunion moins conclue que projettée à Florence ne fut pas durable, & Marc d’Ephese, Cabasilas, & les autres évêques grecs qui rompirent les premiers l’accord, loin de combattre la présence réelle, la soûtiennent ouvertement dans