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la conviction de sa propre existence ; car il ne pourroit pas développer les rapports de cette suite d’idées, je pense, donc je suis. Il sentiroit, mais il ne connoîtroit rien ; parce que sans la mémoire il ne pourroit réunir le premier commencement avec le premier progrès d’une sensation ; il seroit dans un état de stupidité, qui excluroit toute attention, tout discernement, tout jugement, toute intelligence, toute évidence de vérités réelles ; il ne pourroit ni s’instruire, ni s’assûrer, ni douter de son existence, ni de l’existence de ses sensations, ni de l’existence des causes de ses sensations, puisqu’il ne pourroit rien observer, rien démêler, rien reconnoître ; toutes ses idées seroient dévorées par l’oubli, à mesure qu’elles naîtroient ; tous les instans de sa durée seroient des instans de naissance, & des instans de mort ; il ne pourroit pas vérifier attentivement son existence par le sentiment même de son existence, ce ne seroit qu’un sentiment confus & rapide, qui se déroberoit continuellement à l’évidence.

Il est évident aussi que nous ne pouvons pas plus douter de la durée de l’existence des corps, ou des objets de nos sensations, que de la durée de notre propre existence ; car nous ne pouvons être assûrés de la durée de notre existence que par la mémoire, & nous ne pouvons être instruits avec certitude par la mémoire, qu’autant que nous sommes certains qu’elle ne nous trompe pas : or nous ne sommes assûrés de la fidélité de notre mémoire, que parce que nous l’avons vérifiée par le retour des sensations que les mêmes objets nous procurent de nouveau par l’exercice actuel des sens. Ainsi la certitude de la fidélité de notre mémoire suppose nécessairement la durée de l’existence de ces mêmes objets, qui nous procurent en différens tems les mêmes sensations par l’exercice des sens. Nous ne sommes donc assûrés de la durée de notre existence, que parce que nous sommes assûrés par l’exercice alternatif de la mémoire & des sens, de la durée de l’existence des objets de nos sensations ; nous ne pouvons donc pas plus douter de la durée de leur existence, que de la durée de notre existence propre. L’égoisme, ou la rigueur de la certitude réduite à la connoissance de moi-même, ne seroit donc qu’une abstraction captieuse, qui ne pourroit se concilier avec la certitude même que j’ai de mon existence : car cette certitude ne consiste que dans mes sensations qui m’instruisent de l’existence des corps, ou des objets de mes sensations, avec la même évidence qu’elles m’instruisent de mon existence. En effet, l’évidence avec laquelle nos sensations nous indiquent notre être sensitif, & l’évidence avec laquelle les mêmes sensations nous indiquent les corps, est la même ; elle se borne de part & d’autre à la simple indication, & n’a d’autre principe que nos sensations, ni d’autre certitude que celle de nos sensations mêmes : mais cette certitude nous maîtrise & nous soûmet souverainement.

Cependant ne pourroit-on pas alléguer encore quelques raisons en faveur de l’égoisme métaphysique ? Ne m’est-il pas évident, me dira-t-on, qu’il y a un rapport essentiel entre mes sensations & mon être sensitif ? Ne m’est-il pas évident aussi qu’il n’y a pas un rapport aussi décisif entre mes sensations & les objets de mes sensations ? J’avoue néanmoins qu’il m’est évident aussi que je ne suis pas moi-même la cause de mes sensations. Mais ne me suffit-il pas de reconnoître une cause qui agisse sur mon être sensitif, indépendamment d’aucun objet sensible, & qui me cause des sensations représentatives d’objets qui n’existent pas ? N’en suis-je pas même assûré par mes rêves, où je crois voir & toucher les objets de mes sensations ? car j’ai reconnu ensuite que ces sensations étoient illusoires : cependant j’étois persuadé que je voyois & que je touchois ces objets. Ne puis-je pas

quand je veille être trompé de même par mes sensations ? Je suis donc plus assûré de mon existence que de l’existence des objets de mes sensations : je ne connois donc avec évidence que l’existence de mon être sensitif, & celle de la cause active de mes sensations.

Voilà, je crois, les raisons les plus fortes qu’on puisse alléguer en faveur de l’égoisme. Mais avant qu’elles puissent conduire à cette évidence exclusive, qui borne sincerement un égoiste à la seule certitude de l’existence de son être sensitif, & de l’existence de la cause active de ses sensations, il faut qu’il soit assûré évidemment par sa mémoire, de son existence successive ; car sans la certitude de la durée de son existence, il ne peut pas avoir une connoissance sûre & distincte des rapports essentiels qu’il y a entre ses sensations & son être sensitif, & entre ses sensations & la cause active de ses sensations ; il ne pourra pas s’appercevoir qu’il a eu des sensations qui l’ont trompé dans ses rêves, & il ne sera pas plus assûré de son existence successive, que de l’existence des objets de ses sensations : ainsi il ne peut pas plus douter de l’existence de ces objets, que de son existence successive. S’il doutoit de son existence successive, il anéantiroit par ce doute toutes les raisons qu’il vient d’alléguer en faveur de son égoisme ; s’il ne doute pas de son existence successive, il reconnoît les moyens par lesquels il s’est assûré de la fidélité de sa mémoire : ainsi il ne doutera pas plus de l’existence des objets sensibles, que de son existence successive, & de son existence actuelle. Ceux qui opinent en faveur de l’égoisme, doivent donc au moins s’appercevoir que le tems même qu’ils employent à raisonner, contredit leurs raisonnemens.

Mon ame, vous direz-vous, ne peut-elle pas être toûjours dans un état de pure illusion, où elle seroit réduite à des sensations représentatives d’objets qui n’existent point ? Ne peut-elle pas aussi avoir sans l’entremise d’aucun objet réel, des sensations affectives qui l’intéressent, & qui la rendent heureuse ou malheureuse ? Ces sensations ne seroient-elles pas les mêmes que celles que je suppose qu’elle reçoit par l’entremise des objets qu’elles me représentent ? Ne suffiroient-elles pas pour exciter mon attention, pour exercer mon discernement & mon intelligence, pour me faire appercevoir les rapports que ces sensations auroient entr’elles, & les rapports qu’elles auroient avec moi-même ? d’où résulteroit du moins une évidence idéale, à laquelle je ne pourrois me refuser. Mais vous ne pouvez vous dissimuler qu’en vous supposant dans cet état, vous ne pouvez avoir aucune évidence réelle de votre durée, ni de la vérité de vos jugemens, & que vous ne pouvez pas même vous en imposer par les raisonnemens que vous faites actuellement ; car ils supposent non-seulement des rapports actuels, mais aussi des rapports successifs entre vos idées, lesquels exigent une durée que vous ne pouvez vérifier, & dont vous n’auriez aucune évidence réelle : ainsi vous ne pouvez pas sérieusement vous livrer à ces raisonnemens. Mais si votre pyrrhonisme vous conduit jusqu’à douter de votre durée, ne soyez pas moins attentif à éviter les dangers que vos sensations vous rappellent, de crainte d’en éprouver trop cruellement la réalité ; leurs rapports avec vous sont des preuves bien prévenantes de leur existence & de la vôtre.

Mais toûjours il n’est pas moins vrai, dira-t-on, qu’il n’y a point de rapport essentiel entre mes sensations & les objets sensibles, & qu’effectivement les sensations nous trompent dans les rêves : cette objection se détruit elle-même. Comment savez-vous que vos sensations vous ont trompé dans les rêves ? N’est-ce pas par la mémoire ? Or la mémoire vous assûre aussi que vos sensations ne vous ont point trom-