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roit sans difficulté dans toute occasion préférable au feu confus ou irrégulier ; ce qui paroît évident.

Mais pour cet effet, il faut que le feu régulier soit si simple, que les soldats puissent, pour ainsi dire, l’exécuter d’eux-mêmes, & avec très-peu de formalités ; c’est ce qui n’est pas facile à trouver. Ce point si important de l’art militaire exige encore bien des tentatives & des expériences des officiers les plus consommés dans la pratique de la guerre.

Quel que soit le feu qu’on adopte, comme il est une des principales défenses de l’infanterie, elle ne sauroit trop y être exercée, non-seulement pour tirer avec vîtesse, mais encore en ajustant, sans quoi l’effet n’en est pas fort important. L’expérience des batailles de la guerre de 1733 & de 1741, dit M. de Rostaing, dans un mémoire manuscrit sur l’essai de la légion, ne nous a pas convaincu, que le feu des Autrichiens & des Hollandois fût excessivement formidable[1] ; & j’ai oui dire, ajoûte cet habile officier (que nous venons de perdre) à un de nos généraux de la plus grande distinction, dont je supprime le nom par respect, qu’après la bataille de Czaslau gagnée par le roi de Prusse en 1742, la ligne d’infanterie des Prussiens étoit marquée par un tas prodigieux de cartouches, lequel auroit fait présumer la destruction totale de l’infanterie autrichienne, de laquelle cependant il y eut à peine deux mille hommes de tués ou blessés.

C’est que les soldats Prussiens n’avoient point encore acquis alors cette justesse dans leur feu, qu’on assûre qu’ils ont aujourd’hui, & qui égale la promptitude avec laquelle ils l’exécutent. On sait qu’ils peuvent tirer aisément six coups par minute, même en suivant les tems de leur exercice.

C’est un fait constant, dit M. le maréchal de Puységur, que le plus grand feu fait taire celui qui l’est moins ; que si, par exemple, « huit mille hommes font feu contre six mille, qui tirent aussi vîte les uns que les autres, & qu’ils soient à bonne portée, & également à découvert, les huit mille en peu de tems détruiront les six mille. Mais si les huit mille sont plus long-tems à charger leur armes, qu’ils ne soient pas exercés à tirer bien juste, comme on voit des bataillons faire des décharges de toutes leurs armes contre d’autres, sans pourtant voir tomber personne, je jugerai pour lors que les six mille hommes pourroient l’emporter sur les huit mille. » Art de la guerre.

Un problème assez intéressant qu’on pourroit proposer sur cette matiere, seroit de déterminer lequel est le plus avantageux de combattre de loin à coups de fusil, ou de près à l’arme blanche, c’est-à-dire la bayonnette au bout du fusil.

Sans vouloir entrer dans tout le détail dont cette question est susceptible, nous observerons seulement que les anciens avoient leurs armes de jet, qui répondoient à-peu-près à l’effet de nos fusils ; mais qu’ils ne s’en servoient que pour offenser l’ennemi d’aussi loin qu’ils le pouvoient, en avançant pour le combattre de près. Lorsqu’on étoit parvenu à se joindre, ce qu’on faisoit toûjours, on combattoit uniquement avec les armes blanches, c’est-à-dire avec l’épée & les autres armes en usage alors. Voyez Armes. Cette méthode est en effet celle qui paroît la plus naturelle. Car, comme le dit Montecuculi, « la fin des armes offensives est d’attaquer l’ennemi & de le battre incessamment depuis qu’on le découvre jusqu’à ce qu’on l’ait entierement défait : à mesure qu’on s’en approche, la tempête des coups doit redoubler ; d’abord de loin avec le canon ; ensuite de plus près avec le mousquet, & successivement avec les carabines, les pistolets, les lances, les piques, les épées, & par le choc même des troupes. »

C’étoit l’ancienne pratique des troupes de France, & suivant M. de Folard, « celle qui convient le mieux au caractere de la nation, dont tout l’avantage consiste dans sa premiere ardeur. Vouloir la retenir, dit cet auteur, par une prudence mal entendue, c’est une vraie poltronnerie ; c’est tromper les soldats & leur couper les bras & les jambes. Ceux qui la font combattre de loin dans les actions de rase campagne, ne la connoissent pas, & s’ils sont battus, ils méritent de l’être. Il faut, continue ce même auteur, laisser aux Hollandois, comme plus flegmatiques, leurs pelotons, & prendre toute maniere de combattre qui nous porte à l’action & à joindre l’ennemi. » Traité de la colonne, par M. le chevalier de Folard.

Quoique l’expérience & le sentiment des plus habiles militaires concourent à démontrer le principe de M. de Folard à cet égard, il ne s’ensuit pas de-là qu’on doive négliger le feu. « Tant que la situation des lieux où vous combattez, dit M. le maréchal de Puysegur, peut vous permettre d’en venir aux mains, il faut le faire, & préférer cette façon de combattre à toute autre. Mais comme l’ennemi vous contrarie, ajoute-t-il, avec beaucoup de raison, s’il se croit supérieur par les armes à feu, il cherchera les moyens d’éviter les combats en plaine ; & si vous voulez l’attaquer, vous serez souvent contraint de le faire dans des postes, où les armes à feu seront nécessaires avant d’en pouvoir venir aux coups de main.[2] C’est pourquoi il est très important d’exercer le soldat à savoir faire usage de toutes les sortes d’armes dont il doit se servir. Il faut tâcher de se rendre supérieur en tout aux ennemis que l’on peut avoir à combattre, & ne rien négliger pour cela ; s’informant chez les nations étrangeres comment ils instruisent leurs troupes, pour prendre d’elles ce qui aura été reconnu meilleur que ce que nous pratiquons. »

Rien de plus sensé & de plus judicieux que ces préceptes de l’illustre maréchal que nous venons de nommer. C’est ainsi que les Romains adopterent avec beaucoup de sagesse, tout ce qu’ils trouverent de bon dans la maniere de combattre & de s’armer de leurs ennemis ; & cette pratique, qui fait tant d’honneur à leur discernement, ne contribua pas peu à leur faire surmonter des nations plus nombreuses & aussi braves, & à les rendre les maîtres de la terre.

Quoiqu’il paroisse décidé par les autorités précédentes, que lorsqu’une troupe d’infanterie françoise combat une autre troupe, & qu’elle peut la joindre, elle doit l’aborder sans hésiter ; on croit néanmoins qu’il y a des circonstances particulieres où il ne seroit pas prudent de le faire.

Supposons, par exemple, qu’un général commande des troupes peu aguerries & peu exercées, ou qui n’ayent point encore vû l’ennemi. S’il veut les faire approcher pour combattre à l’arme blanche, il est à craindre que la présence de l’ennemi ne les trouble, & qu’elle ne les mette en desordre. Au lieu qu’en les mettant en état d’exécuter leur feu, sans pouvoir être abordées, le danger, quoique plus grand qu’en le joignant la bayonnette au bout du fusil, leur paroîtra plus éloigné, & par cette

  1. Ces troupes exécutent leur feu par peloton.
  2. L’auteur des Sentimens d’un homme de guerre sur la colonne de M. de Folard, tient à-peu-près le même langage que M. de Puységur. « Il est très-certain, dit cet auteur, premierement que dans un terrein libre il dépend toûjours de celui à qui l’envie en prend, de combattre de loin & de près, tout comme il le trouve à propos ; secondement que celui qui ne voudroit que combattre de loin n’en est jamais le maître ; son ennemi lui donne l’ordre ; s’il refuse d’y obéir il faut céder. S’il obéit sans être préparé, il est maltraité : en un mot, d’une maniere ou d’autre il est puni, soit pour cause de desobéissance, soit pour cause d’imprudence ; & il le mérite ».