Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en question ne paroît plus si difficile à résoudre. Suivons pour nous éclairer, la maniere dont on le discute.

On remarque d’abord au sujet du texte sacré, que les mots employés de nephilim & de gibborim, que les septante ont traduits par celui de gigantes, & nous par le mot géants, signifient proprement des hommes tombés dans des crimes affreux, & plus monstrueux par leurs desordres que par l’énormité de leur taille. C’est ainsi que ces termes hébreux ont été interprétés par Théodoret, S. Chrysostome, & après eux par nos plus savans modernes.

On dit ensuite que le fondement sur lequel Josephe, & quelques peres de l’Eglise après lui, ont crû qu’il y avoit eu des géants, est manifestement faux, puisqu’ils supposent qu’ils étoient sortis du commerce des anges avec les filles des hommes ; fable fondée sur un exemplaire de la version des septante & sur le livre d’Enoch, qui au lieu des enfans de Dieu, c’est-à-dire des descendans de Seth, qui avoient épousé les filles de Caïn, ont rendu le mot hébreu par celui d’anges.

On observe, en troisieme lieu, qu’il n’est pas question dans le Deutéronome (ch. iij. v. 2.) de la taille gigantesque d’Og, roi de Basan ; il ne s’agit que de la longueur de son lit, qui étoit de neuf coudées ; c’est-à-dire, suivant l’appréciation de quelques modernes, de treize piés & demi. Si présentement l’on considere que les Orientaux mettoient leur faste en vastes lits de parade, l’on trouvera que l’exemple le plus respectable qu’on allegue d’un géant, ne porte que sur la grandeur d’un lit qui servoit à sa magnificence.

Pour ce qui regarde Goliath, on croit qu’il seroit très-permis de prendre les six coudées & une palme que l’auteur du premier livre des Rois lui donne, pour une expression qui ne désigne autre chose qu’une grande taille au-dessus de l’ordinaire ; elle étoit telle dans Goliath, qu’il paroissoit avoir plus de six coudées : il sembloit grand comme une perche de six coudées & une palme. Notre foi n’est point intéressée dans le plus ou le moins d’exactitude du récit des faits qui ne la concernent point.

Si l’on passe aux témoignages des auteurs profanes allégués en faveur de l’existence des géants, on pense qu’il n’est pas possible de s’y laisser surprendre, quand on se donnera la peine de faire la discussion du caractere de ces auteurs, & des faits qu’ils avancent.

Dans cette critique, Hérodote, accusé en général d’erreur & même de mensonge par Strabon, en cent choses de sa connoissance, l’est en particulier par ce géographe & par Aulu-Gelle, au sujet de douze piés & un quart que cet historien donne au squelette d’Oreste qu’on avoit découvert je ne sais où.

Plutarque doit être repris avec raison d’avoir copié de Gabinius, écrivain tenu pour suspect de son tems même, la fable de 60 coudées qu’il dit que Sertorius reconnut sur le cadavre du géant Antée, qu’il fit déterrer dans la ville de Tanger.

Le passage dans lequel Pline semble attribuer au squelette d’Orion trouvé en Candie, xlvj. coudées, s’il est bien examiné, ne peut qu’être altéré par quelque copiste, qui aura placé au-devant du chiffre vj. celui de xl. car il n’est pas naturel que l’ordre d’une gradation, comme celle qu’il paroît qu’a voulu suivre cet auteur, en comptant depuis vij. jusqu’à jx. coudées, se trouve interrompu par le nombre de xlvj. placé au milieu de la gradation.

La variation de Solin sur le même fait, ne lui donne pas plus de crédit qu’à Pline, dont on sait qu’il n’est que le copiste.

Phlégon sera sifflé dans la relation de son géant Macrosyris, par le ridicule de cinq mille ans de vie

qu’il lui donne dans l’épitaphe qu’il en rapporte.

Apollonius, Antigonus, Caristius, & Philostrate le jeune, auteurs déjà décrédités par le faux merveilleux dont ils ont rempli leurs écrits, le deviennent bien davantage par leur fable d’un géant de cent coudées.

Quantité d’autres narrations de ce caractere se trouvent détruites par les seules circonstances dont les auteurs les ont accompagnées. Plusieurs nous disent que d’abord qu’on s’est approché des cadavres de ces géants, ils sont tombés en poussiere ; & ils le devoient, pour prévenir la curiosité de ceux qui auroient voulu s’en éclaircir.

Où y a-t-il plus de contradictions & d’anachronismes que dans la prétendue découverte du corps de Pallas, fils d’Evandre ? la langue dans laquelle est faite son épitaphe, son style, cette lampe qui ne s’éteignit, après 2300 ans de clarté, que par l’accident d’un petit trou, & autres puérilités de ce genre, ne sont qu’une preuve de la simplicité de Fostat, évêque d’Avila, qui a pris pour vrai un conte de la chronique du moine Hélinand, forgé dans un siecle d’ignorance.

Les corps des Cyclopes qui ont été trouvés dans différentes cavernes, avoient, selon Fazel, 20 ou 30 coudées de hauteur ; & le P. Kircher, qui a vû & mesuré toutes ces cavernes, ne donne à la plus grande de toutes que 15 à 20 palmes.

Pour ce qui regarde les découvertes de dents, de côtes, de vertebres, de fémur, d’omoplates, qu’on donne, attendu leur grandeur & leur grosseur, pour des os de géants, que tant de villes conservent encore, & montrent comme tels, les Physiciens ont prouvé que c’étoient des os, des dents, des côtes, des vertebres, des fémurs, des omoplates d’éléphans, de vraies parties de squelettes d’animaux terrestres, ou de veaux marins, de baleines, & d’autres animaux cétacés, enterrés par hasard, par accident, en différens lieux de la terre ; ou quelquefois d’autres productions de la nature, qui se joue souvent en de pareilles ressemblances.

Ces os, par exemple, qu’on montroit à Paris en 1613, & qui furent ensuite promenés en Flandres & en Angleterre, comme s’ils eussent été de Teutobochus dont parle l’histoire romaine, se trouverent des os d’éléphans. On envoya en 1630 à MM. de Peyresc une grosse dent qu’on lui donna pour être celle d’un géant ; il en prit l’empreinte sur de la cire ; & quand on vint à la comparer à celle d’un éléphant qui fut déterré dans le même tems à Tunis, elles se trouverent de la même grandeur, figure, & proportion. La fourberie n’est pas nouvelle : Suétone remarque dans la vie d’Auguste, que dès ce tems-là, l’on avoit imaginé de faire passer de grands ossemens d’animaux terrestres pour des os de géans ou des reliques de héros. Tout concouroit à tromper le peuple à ces deux égards. Quoique Séneque parle des géans comme d’êtres imaginaires, son discours prouve que le peuple en admettoit l’existence. La coûtume de anciens de représenter leurs héros beaucoup plus grands que nature, avoit nécessairement le pouvoir sur l’imagination, de la porter à admettre dans certains hommes au-dessus du vulgaire, une taille demesurée. Les statues de nos rois ne nous en imposent-elles pas encore tous les jours à cet égard ? il est vraissemblable que parmi ceux qui considéreront dans quatre ou cinq cents ans la figure de bronze qui représente Henri IV, sur le pont-neuf, si cette statue subsiste encore, la plus grande partie se persuaderont que ce monarque immortel par ses exploits & ses rares qualités, étoit un des hommes de la plus haute taille.

Cependant quelques modernes assez philosophes pour connoître les sources de nos illusions, assez ver-