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Pour ce qui regarde les représentations des génies, on sait que l’antiquité les représentoit diversement, tantôt sous la figure de vieillards, tantôt en hommes barbus, souvent en jeunes enfans aîlés, & quelquefois sous la forme de serpens ; sur plusieurs médailles, c’est un homme nud tenant d’une main une patere qu’il avance sur un autel, & de l’autre un foüet.

Le génie du peuple romain étoit un jeune homme à demi-vêtu de son manteau, appuyé d’une main sur une pique, & tenant de l’autre la corne d’abondance. Les génies des villes, des colonies, & des provinces, portoient une tour sur la tête. Voyez Vaillant, numism. imper. Spon, recherches d’antiquit. dissert. ij. & le P. Kircher, en plusieurs endroits de ses ouvrages.

On trouve aussi souvent dans les inscriptions sépulcrales, que les génies y sont mis pour les manes, parce qu’avec le tems on vint à les identifier ; & le passage suivant d’Apulée le prouve : « Le génie, dit-il, est l’ame de l’homme délivrée & dégagée des liens du corps. De ces génies, les uns qui prennent soin de ceux qui demeurent après eux dans la maison, & qui sont doux & pacifiques, s’appellent génies familiers ; ceux au contraire qui errans de côté & d’autre causent sur leur route des terreurs paniques aux gens de bien, & font véritablement du mal aux méchans, ces génies-là ont le nom de dieux manes, & plus ordinairement celui de lares : ainsi l’on voit que le nom de génie vint à passer aux manes & aux lares ; enfin il devint commun aux pénates, aux lémures, & aux démons : mais dans le principe des choses, ce fut une plaisante imagination des philosophes, d’avoir fait de leur génie un dieu qu’il falloit honorer ». (D. J.)

Génie, (Philosophie & Littér.) L’étendue de l’esprit, la force de l’imagination, & l’activité de l’ame, voilà le génie. De la maniere dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se les rappelle. L’homme jetté dans l’univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives, les idées de tous les êtres. La plûpart des hommes n’éprouvent de sensations vives que par l’impression des objets qui ont un rapport immédiat à leurs besoins, à leur goût, &c. Tout ce qui est étranger à leurs passions, tout ce qui est sans analogie à leur maniere d’exister, ou n’est point apperçû par eux, ou n’en est vû qu’un instant sans être senti, & pour être à jamais oublié.

L’homme de génie est celui dont l’ame plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un sentiment, tout l’anime & tout s’y conserve.

Lorsque l’ame a été affectée par l’objet même, elle l’est encore par le souvenir ; mais dans l’homme de génie, l’imagination va plus loin ; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu’il ne les a reçûes, parce qu’à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment.

Le génie entouré des objets dont il s’occupe ne se souvient pas, il voit ; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence & l’obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde ; il est glacé par le sifflement des vents ; il est brûlé par le soleil ; il est effrayé des tempêtes. L’ame se plaît souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l’augmenter ; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l’amusent.

Veut-elle peindre quelques-uns de ces objets qui viennent l’agiter ? tantôt les êtres se dépouillent de leurs imperfections ; il ne se place dans ses tableaux

que le sublime, l’agréable ; alors le génie peint en beau : tantôt elle ne voit dans les évenemens les plus tragiques que les circonstances les plus terribles ; & le génie répand dans ce moment les couleurs les plus sombres, les expressions énergiques de la plainte & de la douleur ; il anime la matiere, il colore la pensée : dans la chaleur de l’enthousiasme, il ne dispose ni de la nature ni de la suite de ses idées ; il est transporté dans la situation des personnages qu’il fait agir ; il a pris leur caractere : s’il éprouve dans le plus haut degré les passions héroïques, telles que la confiance d’une grande ame que le sentiment de ses forces éleve au-dessus de tout danger, telles que l’amour de la patrie porté jusqu’à l’oubli de soi-même, il produit le sublime, le moi de Médée, le qu’il mourût du vieil Horace, le je suis consul de Rome de Brutus : transporté par d’autres passions, il fait dire à Hermione, qui te l’a dit ? à Orosmane, j’étois aimé ; à Thieste, je reconnois mon frere.

Cette force de l’enthousiasme inspire le mot propre quand il a de l’énergie ; souvent elle le fait sacrifier à des figures hardies ; elle inspire l’harmonie imitative, les images de toute espece, les signes les plus sensibles, & les sons imitateurs, comme les mots qui caractérisent.

L’imagination prend des formes différentes ; elle les emprunte des différentes qualités qui forment le caractere de l’ame. Quelques passions, la diversité des circonstances, certaines qualités de l’esprit, donnent un tour particulier à l’imagination ; elle ne se rappelle pas avec sentiment toutes ses idées, parce qu’il n’y a pas toûjours des rapports entre elle & les êtres.

Le génie n’est pas toûjours génie ; quelquefois il est plus aimable que sublime ; il sent & peint moins dans les objets le beau que le gracieux ; il éprouve & fait moins éprouver des transports qu’une douce émotion.

Quelquefois dans l’homme de génie l’imagination est gaie ; elle s’occupe des legeres imperfections les hommes, des fautes & des folies ordinaires ; le contraire de l’ordre n’est pour elle que ridicule, mais d’une maniere si nouvelle, qu’il semble que ce soit le coup-d’œil de l’homme de génie qui ait mis dans l’objet le ridicule qu’il ne fait qu’y découvrir : l’imagination gaie d’un génie étendu, aggrandit le champ du ridicule ; & tandis que le vulgaire le voit & le sent dans ce qui choque les usages établis, le génie le découvre & le sent dans ce qui blesse l’ordre universel.

Le goût est souvent séparé du génie. Le génie est un pur don de la nature ; ce qu’il produit est l’ouvrage d’un moment ; le goût est l’ouvrage de l’étude & du tems ; il tient à la connoissance d’une multitude de regles ou établies ou supposées ; il fait produire des beautés qui ne sont que de convention. Pour qu’une chose soit belle selon les regles du goût, il faut qu’elle soit élégante, finie, travaillée sans le paroître : pour être de génie il faut quelquefois qu’elle soit négligée ; qu’elle ait l’air irrégulier, escarpé, sauvage. Le sublime & le génie brillent dans Shakespear comme des éclairs dans une longue nuit, & Racine est toûjours beau : Homere est plein de génie, & Virgile d’élégance.

Les regles & les lois du goût donneroient des entraves au génie ; il les brise pour voler au sublime, au pathétique, au grand. L’amour de ce beau éternel qui caractérise la nature ; la passion de conformer ses tableaux à je ne sais quel modele qu’il a créé, & d’après lequel il a les idées & les sentimens du beau, sont le goût de l’homme de génie. Le besoin d’exprimer les passions qui l’agitent, est continuellement gêné par la Grammaire & par l’usage : souvent l’idiome dans lequel il écrit se refuse à l’expression d’une