Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/645

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

resterai même à cette énumération, que ceux à qui elle plaira pourront étendre au gré de leur imagination & de leurs connoissances. J’ajoûterai seulement que les genres en Peinture se sont divisés & peuvent se subdiviser à l’infini : le paysage a produit les peintres de fabriques, d’architecture, ceux d’animaux, de marine ; il n’y a pas jusque aux vûes de l’intérieur d’une église qui ont occupé tout le talent des Pieter-nefs & des Stenwits. Article de M. Watelet.

GENS, s. m. & f. (Gramm. franç.) Voici un mot si bizarre de notre langue, un mot qui signifie tant de choses, un mot enfin d’une construction si difficile, qu’on peut en permettre l’article dans ce Dictionnaire en faveur des étrangers ; & même plusieurs françois le liroient utilement.

Le mot gens tantôt signifie les personnes, les hommes, tantôt les domestiques, tantôt les soldats, tantôt les officiers de justice d’un prince, & tantôt les personnes qui sont de même suite & d’un même parti. Il est toûjours masculin en toutes ces significations, excepté quand il veut dire personnes ; car alors il est féminin si l’adjectif le précede, & masculin si l’adjectif le suit. Par exemple, j’ai vû des gens bien faits, l’adjectif bien faits après gens, est masculin. Au contraire on dit de vieilles gens, de bonnes gens ; ainsi l’adjectif devant gens est féminin. Il n’y a peut-être qu’une seule exception qui est pour l’adjectif tout, lequel étant mis devant gens, est toûjours masculin, comme tous les gens de bien, tous les honnêtes gens ; on ne dit point toutes les honnêtes gens.

Le P. Bouhours demande, si lorsque dans la même phrase, il y a un adjectif devant, & un adjectif ou un participe après, il les faut mettre tous deux au même genre, selon la regle générale ; ou si l’on doit mettre le féminin devant, & le masculin après ; par exemple, s’il faut dire, il y a de certaines gens qui sont bien sots, ou bien sotes ; ce sont les meilleures gens que j’aye jamais vûs ou vûes ; les plus savans dans notre langue croyent qu’il faut dire sots & vûs au masculin, par la raison que le mot de gens veut toûjours le masculin après soi. C’est cependant une bizarrerie étrange, qu’un mot soit masculin & féminin dans la même phrase, & ces sortes d’irrégularités rendent une langue bien difficile à savoir correctement.

Le mot gens pris dans la signification de nation, se disoit autrefois au singulier, & se disoit même il n’y a pas un siecle. Malherbe dans une de ses odes dit : ô combien lors aura de veuves, la gent qui porte le turban ; mais aujourd’hui il n’est d’usage au singulier qu’en prose ou en poésie burlesque : par exemple, Scaron nomme plaisamment les pages de son tems, la gent à gregues retroussées. Il y a pourtant tel endroit dans des vers sérieux, où gent a bonne grace, comme en cet endroit du liv. V. de l’Enéïde de M. de Segrais, de cette gent farouche adoucira les mœurs. Il se pourroit bien qu’on a cessé de dire la gent, à cause de l’équivoque de l’agent.

On demande, si l’on doit dire dix gens, au nombre déterminé, puisqu’on dit beaucoup de gens, beaucoup de jeunes gens. Vaugelas, Ménage, & le P. Bouhours, le grand critique de Ménage, s’accordent unanimement à prononcer que gens ne se dit point d’un nombre déterminé, desorte que c’est mal parler, que de dire dix gens. Ils ajoûtent qu’il est vrai qu’on dit fort bien mille gens, mais c’est parce que le mot de mille en cet endroit, est un nombre indéfini ; & par cette raison, on pourroit dire de même cent gens, sans la cacophonie. Cette décision de nos maîtres paroît d’autant plus fondée qu’ils ajoûtent, que si en effet il y avoit cent personnes dans une maison, ou bien mille de compte fait, ce seroit mal parler que de dire, il y a cent gens ici, j’ai vû mille gens dans le

sallon de Versailles ; il faudroit dire, il y a cent personnes ici, j’ai vû mille personnes dans le sallon de Versailles.

Cependant quoiqu’il soit formellement décidé, que c’est mal parler que de dire dix gens, on dira fort bien, ce me semble, dix jeunes gens, trois honnêtes gens, en parlant d’un nombre préfix ; il paroît que quand on met un adjectif entre le mot gens, ou un mot quelconque devant gens, on peut y faire précéder un nombre déterminé, dix jeunes gens, trois honnêtes gens ; c’est pour cela qu’on dit, très-bien en prenant gens pour soldat ou pour domestique : cet officier accourut avec dix de ses gens ; le prince n’avoit qu’un de ses gens avec lui.

Il reste à remarquer qu’on dit en conséquence de la décision de Vaugelas, Bouhours, & Ménage, c’est un honnête homme : mais on ne dit point en parlant indéfiniment, ce sont d’honnêtes hommes, il faut dire ce sont d’honnêtes gens ; cependant on dit, c’est un des plus honnêtes hommes que je connoisse ; on peut dire aussi, deux honnêtes hommes vinrent hier chez moi. (D. J.)

Gens de Lettres, (Philosophie & Littérat.) ce mot répond précisément à celui de grammairiens : chez les Grecs & les Romains : on entendoit par grammairien, non-seulement un homme versé dans la Grammaire proprement dite, qui est la base de toutes les connoissances, mais un homme qui n’étoit pas étranger dans la Géométrie, dans la Philosophie, dans l’Histoire générale & particuliere ; qui sur-tout faisoit son étude de la Poésie & de l’Eloquence : c’est ce que sont nos gens de lettres aujourd’hui. On ne donne point ce nom à un homme qui avec peu de connoissances ne cultive qu’un seul genre. Celui qui n’ayant lû que des romans ne fera que des romans ; celui qui sans aucune littérature aura composé au hasard quelques pieces de théatre, qui dépourvû de science aura fait quelques sermons, ne sera pas compté parmi les gens de lettres. Ce titre a de nos jours encore plus d’étendue que le mot grammairien n’en avoit chez les Grecs & chez les Latins. Les Grecs se contentoient de leur langue ; les Romains n’apprenoient que le grec : aujourd’hui l’homme de lettres ajoûte souvent à l’étude du grec & du latin celle de l’italien, de l’espagnol, & sur-tout de l’anglois. La carriere de l’Histoire est cent fois plus immense qu’elle ne l’étoit pour les anciens ; & l’Histoire naturelle s’est accrûe à proportion de celle des peuples : on n’exige pas qu’un homme de lettres approfondisse toutes ces matieres ; la science universelle n’est plus à la portée de l’homme : mais les véritables gens de lettres se mettent en état de porter leurs pas dans ces différens terreins, s’ils ne peuvent les cultiver tous.

Autrefois dans le seizieme siecle, & bien avant dans le dix-septieme, les littérateurs s’occupoient beaucoup de la critique grammaticale des auteurs grecs & latins ; & c’est à leurs travaux que nous devons les dictionnaires, les éditions correctes, les commentaires des chefs-d’œuvres de l’antiquité ; aujourd’hui cette critique est moins nécessaire, & l’esprit philosophique lui a succédé. C’est cet esprit philosophique qui semble constituer le caractere de gens de lettres ; & quand il se joint au bon goût, il forme un littérateur accompli.

C’est un des grands avantages de notre siecle, que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des Mathématiques aux fleurs de la Poésie, & qui jugent également bien d’un livre de Métaphysique & d’une piece de théatre : l’esprit du siecle les a rendus pour la plûpart aussi propres pour le monde que pour le cabinet ; & c’est en quoi ils sont fort supérieurs à ceux des siecles précédens. Ils furent écartés de la société jusqu’au tems de Balzac & de Voiture ; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. Cette