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être échauffée dans la bouche, parce que quand la langue est extrèmement refroidie, ce qui est rare, & que les corps qu’on lui présente sont très-froids, le goût ne se fait point. L’eau changée en glace n’a pas de goût ; le froid ôte le piquant de l’eau-de-vie, & de toutes les liqueurs spiritueuses.

Explications de plusieurs phénomenes du goût. Comme le goût ne dépend que de l’action des sels & d’autres matieres acres sur les nerfs, on peut demander pourquoi nous ne pouvons pas connoître le goût de ces mêmes sels dans les autres parties du corps ? Mais il est évident que dès que les nerfs seront différemment arrangés dans quelque partie, les impressions qu’ils recevront seront différentes : or dans le corps humain il n’y a nulle partie où les nerfs soient disposes comme dans la langue, il faut donc de toute nécessité que les parties des sels y agissent diversement.

Par quelle raison le même objet excite-t-il souvent des goûts si différens selon l’âge, le tempérament, les maladies, le sexe, l’habitude, & les choses qu’on a goûtées auparavant ? C’est une question qui se trouve vérifiée dans toute son étendue, & dont la solution dépend de la texture, disposition & obstruction des mamelons nerveux.

Le même objet excite des goûts différens selon les âges ; le vin du Rhin si agréable aux adultes, irrite les jeunes enfans à cause de la délicatesse de leurs nerfs. Le sucre & les friandises qui plaisent à ceux-ci, sont trop fades pour les autres qui aiment le salé, l’acre, le spiritueux, les ragoûts forts & assaisonnés. Toutes ces variétés viennent de celles des nerfs plus sensibles dans le jeune âge, plus calleux & difficiles à émouvoir dans l’adulte.

Le même objet excite encore des goûts différens selon le sexe, les maladies, le tempérament & les choses qu’on a goûtées auparavant. En effet les filles qui ont les pâles couleurs, n’aiment que les choses acres, acides, capables d’atténuer le mucus de l’estomac. Tout paroît amer dans la jaunisse ; les leucophlegmatiques ne peuvent supporter le goût du sucre de Saturne, les filles hystériques celui des sucreries ; quand la bile ou la putridité domine, on a de l’horreur pour les choses alkalescentes, on appete les acides. Après les sels muriatiques, les vins acides plaisent, & non après le miel, ni le sucre, &c. Quelque reste des goûts précédens restent nichés dans les pores des petites gaînes nerveuses jusqu’à ce qu’ils en sortent, ou pour se mêler avec les nouvelles matieres sapides, ou pour les empêcher d’affecter les nerfs.

Enfin les mêmes objets excitent des goûts, des sensations différentes suivant l’habitude, parce qu’on apprend à goûter, parce qu’il n’y a que les choses inusitées dont on est frappé. Ce n’est qu’à la longue qu’on voit dans les ténebres. Cet aveugle à qui Cheselden abattit la cataracte eut un grand plaisir à voir les couleurs rouges. Boyle fait mention d’un homme à qui la subite impression de la lumiere fit sentir un doux prurit, une volupté par-tout le corps presque semblable à celle du plaisir des femmes ; mais par un malheur inévitable cette sensibilité ne dura pas.

Pourquoi les nerfs nuds & la langue excoriée sont-ils si sensibles à l’impression des corps qui ont le plus de goût, tels que les sels, les aromates, les esprits ? Malpighi parle d’un homme qui avoit l’enveloppe externe de la langue si fine, que tout ce qu’il mangeoit lui causoit de la douleur, excepté le lait, le bouillon, & l’eau qu’il avaloit sans peine. Il est nécessaire qu’il y ait quelque mucus & des gaînes entre les nerfs sensitifs, & les corps sapides pour tempérer le goût, sans quoi il ne peut se faire ; la même chose arrive si l’enveloppe des nerfs est trop seche, dure & calleuse. Toutes les sensations que nous

éprouvons ne different que par le plus ou le moins ; ainsi le plaisir n’est que le commencement de la douleur. Un chatouillement doux est voluptueux, parce qu’il ne cause qu’un mouvement leger dans les nerfs ; il est douloureux s’il augmente, parce qu’il irrite les fibres nerveuses ; enfin il peut les déchirer, causer des convulsions & la mort. On voit par-là que les matieres qui ont un goût fort vif, pourront faire sur la langue non seulement des impressions très-sensibles, mais très-douloureuses.

Pourquoi les choses qui ont du goût fortifient-elles promptement ? Quand nous sommes dans la langueur, il y a des matieres dont le goût agréable & vif nous redonne d’abord des forces. Cela vient de ce que leurs parties agitent les nerfs, & y font couler le suc nerveux ; mais il ne faut pas croire que cette agitation seule qui arrive aux nerfs de la langue, puisse produire un tel effet : les parties subtiles dont nous parlons, s’insinuent d’abord dans les vaisseaux, les agitent par leur action, se portent au cerveau où ils ébranlent le principe des nerfs ; tout cela fait couler dans notre machine le suc nerveux qui étoit presque sans mouvement.

Mais qu’est-ce qui donne tant de goût & de force à ces corps qui fortifient si promptement ? Presque rien, l’esprit recteur des Chimistes. Sendivogius dit que ce liquide subtil & restaurant, à qui les chimistes ont donné le nom d’esprit recteur, fait de tout le corps aromatique : d’une livre entiere de canelle on tire à peine 60 gouttes d’huile éthérée ; c’est une de ces gouttes d’huile qui passant par des veines très-déliées dans le sang, y arrive avec toute sa vertu dont le corps se trouve tout-à-coup animé.

D’où vient que l’eau, les huiles douces, la terre sont insipides ? Parce que ce qui est plus foible que ce qui arrose continuellement les organes de nos sens ne peut les frapper. Nous n’appercevons le battement du cœur & des arteres que lorsqu’il est excessif. L’eau pure est moins salée que la salive, le moyen qu’on la goûte ! Si elle a du goût, dès-lors elle est mauvaise. La terre & l’huile sont composées de parties trop grossieres pour pouvoir traverser les pores qui menent aux nerfs du goût.

D’où procede la liaison particuliere qui regne entre le goût & l’odorat, liaison plus grande qu’entre le goût & les autres sens ? Car, quoique la vûe & l’oüie produisent sur les organes du goût des effets semblables à ceux que cause l’odorat, comme d’exciter l’appétit ou de procurer le vomissement quand on voit ou qu’on entend nommer des choses dont le goût plaît, ou déplaît assez pour révolter, il est néanmoins certain que l’odorat agit plus puissamment. On en trouve la raison dans le rapport immédiat & prochain que les odeurs & les saveurs ont ensemble ; elles consistent toutes deux dans les esprits développés des matieres odorantes & savoureuses ; outre que la membrane qui tapisse le nez organe de l’odorat, est une continuation de la même membrane qui tapisse la bouche, le gosier, l’œsophage & l’estomac organes du goût en général. C’est en vertu des mêmes causes qu’on savoure d’avance avec volupté le café par son odeur aromatique, & qu’on est révolté contre quelque mets, ou contre une medecine dont l’odeur est desagréable. Voyez Odorat.

Ajoûtez que l’imagination exerce ici comme ailleurs son souverain empire. L’ame se rappellant les mauvaises qualités d’un aliment puant, les nausées & les tristes effets d’un purgatif, s’en renouvelle l’idée à l’odeur ; & cette idée trouble en un moment les organes du goût, de la déglutition & de la digestion. Aussi voit-on que les personnes dont l’imagination est fort vive, sont les plus sujettes à cet ébranlement de la machine, qui fait que l’odeur, la vûe même, ou l’oüie des choses très-agréables