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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/839

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tention est un ridicule, & n’annonce pas une tête saine ; l’homme brillant dans la conversation n’est pas le plus propre à l’état de gouverneur ; il n’est pas toûjours le plus aimable dans le commerce habituel & dans la société intime ; l’imagination qui domine en lui, saisit les objets trop vivement ; elle est sujette à des écarts, & rend l’humeur inégale.

Qu’il ait une idée de la plûpart des connoissances que son éleve doit acquérir : quoiqu’il ne soit pas chargé de ses études, il est à souhaiter qu’il puisse les diriger ; il faut qu’il soit en état de raisonner de tout avec lui ; il y a mille choses qu’il peut lui apprendre par la seule conversation. Il n’est pas nécessaire qu’il soit homme profond à tous égards, pourvû qu’il connoisse assez chaque chose, pour en bien savoir l’usage & l’application ; s’il en ignore quelques-unes, qu’il sache au-moins qu’il les ignore ; s’il s’est appliqué particulierement à quelque science, il faut prendre garde qu’il n’en soit point passionné, & qu’il n’en fasse pas plus de cas qu’elle ne mérite : car il arriveroit, ou qu’il s’en occuperoit tout entier & négligeroit son éleve, ou qu’il rameneroit tout à cette science, sans examiner le rang qu’elle doit avoir dans les connoissances du jeune homme.

On appuiera d’autant plus sur ces observations, que le jeune homme aura plus d’esprit naturel & de lumieres acquises.

Ce qui est nécessaire au gouverneur avec tous les jeunes gens, c’est une ame ferme, des mœurs douces, une humeur égale. Avec une ame foible, il se laissera mener par son éleve, & sans le vouloir il deviendra son complaisant. Avec un caractere dur, ou le jeune homme se révoltera contre lui, ou sans se révolter, il le haïra, ce qui n’est pas un moindre obstacle au succès de l’éducation. Avec une humeur inégale, il sera incapable d’une conduite soûtenue ; il sera tantôt foible & tantôt dur, suivant la disposition de son ame. Il reprendra mal-à-propos & par humeur, ou avec humeur, & dès-lors il perdra tout crédit sur l’esprit de son éleve.

Je souhaiterois outre cela qu’il eût fait une éducation ; il y auroit acquis des lumieres auxquelles l’esprit ne supplée point. L’homme qui a le plus d’esprit, chargé pour la premiere fois de conduire un jeune homme, s’appercevra bien-tôt, si ses vûes sont droites, qu’avec plus d’expérience il eût mieux fait.

On choisit ordinairement pour gouverneur un homme de Lettres ou un militaire : l’homme de Lettres est plus facile à trouver, & convient plus communément à l’état. On sent bien que je n’entens par homme de Lettres ni le bel esprit proprement dit, ni le littérateur obscur & sans goût, ni l’homme superficiel, qui se croit lettré parce qu’il parle haut & qu’il décide ; mais l’homme d’esprit qui a cultivé les Lettres par le goût qu’elles inspirent à toute ame honnête & sensible, & sur les mœurs duquel elles ont répandu leur douceur & leur aménité.

A l’égard du militaire, s’il avoit vécu dans la capitale, & qu’il eût employé ses loisirs à orner son esprit & à perfectionner sa raison ; s’il joignoit aux connoissances de l’homme de Lettres quelques notions de la guerre, non en subalterne qui ne connoît que les petits détails qui lui sont personnels, non en raisonneur vague qui donne d’autant plus carriere à son imagination qu’il a moins de connoissances réelles, mais en homme attentif qui a cherché à s’instruire, & qui a médité sur ce qu’il a vû ; il n’est pas douteux qu’il ne fût plus propre que tout autre à faire l’éducation d’un homme de qualité. Mais quand il n’a, comme j’en ai vû plusieurs, d’autre mérite que la décoration qui est propre à son état, & que, prenant celui de gouverneur il en croit le titre & les fonctions peu dignes de lui, j’ai peine à concevoir pourquoi on l’a choisi.

Le gouverneur que je viens de décrire n’est pas un homme ordinaire. Je l’ai dépeint tel qu’il seroit à souhaiter qu’il fût, mais tel en même tems qu’on doit peu se flatter de le trouver. Pour le découvrir il faut le chercher : il faut avoir des yeux pour le connoître ; il faut mériter de se l’attacher.

Si vous n’êtes point à portée de faire ce choix par vous-même, prenez bien garde à qui vous vous en rapporterez. Tout important qu’est pour vous cet objet, presque personne ne se fera scrupule de vous tromper. Défiez-vous des gens du monde. La plûpart sont trop legers & trop dissipés pour apporter l’attention nécessaire à une chose qui en demande tant. Ils vous proposeront avec chaleur un homme qu’ils ne connoissent point, ou qu’ils connoissent mal ; qui ne sera par l’évenement qu’un homme inepte, & peut-être sans mœurs ; ou qui s’il a quelque mérite, n’aura pas celui qui convient à la chose. Défiez-vous sur-tout des femmes. Elles sont pressantes ; & leur imagination ne saisit rien foiblement.

Ne comptez aussi que médiocrement sur la plûpart des gens de Lettres, même de ceux qui passent pour se connoître le mieux en éducation. Si vous n’êtes pas leur ami, ils vous donneront un homme médiocre, mais qui sera de leur connoissance, & à qui ils aimeront mieux rendre service qu’à vous.

Examinez par vos yeux tout ce que vous pourrez voir : & du reste, ne vous en rapportez qu’à des gens qui soient assez essentiellement vos amis pour ne pas vouloir vous tromper : assez attentifs pour ne pas se méprendre par legereté ; & en même tems assez éclairés pour ne pas vous tromper par défaut de lumieres.

Il y a des qualités qui s’annoncent au-dehors, & dont vous pourrez juger par vous-même. Il en est d’autres qu’on ne connoît qu’à l’usage. Telles sont celles qui constituent le caractere, & telle est l’humeur. Si le gouverneur que vous avez en vûe a déjà fait une éducation, vous aurez un grand avantage pour le connoître à cet égard. Avec un peu d’adresse, vous pourrez savoir des jeunes gens qui vivoient avec son éleve, la maniere dont le gouverneur se conduisoit avec eux, ce qu’ils en pensoient ; ils sont en cette matiere juges très-compétens.

Plus un excellent gouverneur est un homme rare, plus on lui doit d’égards quand on croit l’avoir trouvé. On lui en doit beaucoup par rapport à lui-même ; on lui en doit encore davantage par rapport à l’objet qu’on se propose, qui est le succès de l’éducation. Qu’il soit annoncé dans la maison de la maniere la plus propre à l’y faire respecter. Puisqu’il y vient prendre les fonctions de pere, il est juste que vous fassiez réjaillir sur lui une partie du respect qu’on vous porte.

S’il ne vous a pas paru mériter votre confiance, vous avez eu tort de le choisir. Si vous l’en avez jugé digne, il faut la lui donner toute entiere. Qu’il soit le maître absolu de son éleve, car c’est sur l’autorité que vous lui donnerez que le jeune homme le jugera.

Ne contrariez ses vûes, ni par une tendresse mal-entendue, ni par l’opinion que vous avez de vos lumieres. Dès qu’on est pere, on doit sentir qu’on est aveugle & qu’on est foible. Il y a mille choses essentielles qu’on ne voit point, ou qu’on voit mal. Il y en a d’autres qui sont des bagatelles, & dont on est trop vivement affecté. Expliquez-lui en général vos intentions, mais ne vous mêlez point du détail. Il doit connoître le jeune homme beaucoup mieux que vous. Lui seul peut voir à chaque instant ce qu’il convient de faire. Celui-là seul peut suivre une marche uniforme qui fait son unique ob-