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plus susceptibles de crainte & de punition. L’arrogance rustique qu’on leur reproche est une forme de leur état, qui est fort indifférente au gouvernement ; elle se borne à résister à ceux qui sont à-peu-près de leur espece, qui sont encore plus arrogans, & qui veulent dominer. Cette petite imperfection ne dérange point l’ordre ; au contraire elle repousse le mépris que le petit bourgeois affecte pour l’état le plus recommandable & le plus essentiel. Quel avantage donc prétendroit-on retirer de l’imposition arbitraire de la taille, pour réprimer des hommes que le ministere a intérêt de protéger ? seroit-ce pour les exposer à l’injustice de quelques particuliers qui ne pourroient que leur nuire au préjudice du bien de l’état ?

Observations sur l’exportation des grains. L’exportation des grains, qui est une autre condition essentielle au rétablissement de l’agriculture, ne contribueroit pas à augmenter le prix des grains. On peut en juger par le prix modique qu’en retirent nos voisins qui en vendent aux étrangers ; mais elle empêcheroit les non-valeurs du blé. Ce seul effet, comme nous l’avons remarqué p. 819. éviteroit à l’agriculture plus de 150 millions de perte. Ce n’est pas l’objet de la vente en lui-même qui nous enrichiroit ; car il seroit fort borné, faute d’acheteurs. Voyez Fermier, p. 533. VI. vol. En effet, notre exportation pourroit à peine s’étendre à deux millions de septiers.

Je ne répondrai pas à ceux qui craignent que l’exportation n’occasionne des disettes[1] ; puisque son effet est au contraire d’assurer l’abondance, & que l’on a démontré que les moissons des mauvaises années surpasseroient celles que nous recueillons actuellement dans les années ordinaires : ainsi je ne parlerai pas non plus des projets chimériques de ceux qui proposent des établissemens de greniers publics pour prévenir les famines, ni des inconvéniens, ni des abus inséparables de pareilles précautions. Qu’on refléchisse seulement un peu sur ce que dit à cet égard un auteur anglois[2].

« Laissons aux autres nations l’inquiétude sur les moyens d’éviter la famine ; voyons-les éprouver la faim au milieu des projets qu’elles forment pour s’en garantir : nous avons trouvé par un moyen bien simple, le secret de joüir tranquillement & avec abondance du premier bien nécessaire à la vie ; plus heureux que nos peres, nous n’éprouvons point ces excessives & subites différences dans le prix des blés, toûjours causées plûtôt par crainte que par la réalité de la disette . . . . En place de vastes & nombreux greniers de ressource & de prévoyance, nous avons de vastes plaines ensemencées.

« Tant que l’Angleterre n’a songé à cultiver que pour sa propre subsistance, elle s’est trouvée souvent au-dessous de ses besoins, obligée d’acheter des blés étrangers : mais depuis qu’elle s’en est fait un objet de commerce, sa culture a tellement augmenté, qu’une bonne récolte peut la nourrir cinq ans ; & elle est en état maintenant de porter les blés aux nations qui en manquent.

« Si l’on parcourt quelques-unes des provinces de la France, on trouve que non-seulement plusieurs de ses terres restent en friche, qui pourroient produire des blés ou nourrir des bestiaux, mais que les terres cultivées ne rendent pas à beaucoup près à proportion de leur bonté ; parce que le laboureur manque de moyen pour les mettre en valeur.

Ce n’est pas sans une joie sensible que j’ai remarqué dans le gouvernement de France un vice dont les conséquences sont si étendues, & j’en ai félicité ma patrie ; mais je n’ai pû m’empêcher de sentir en même tems combien formidable seroit

devenue cette puissance, si elle eût profité des avantages que ses possessions & ses hommes lui offroient ». O sua si bona norint ![3]

Il n’y a donc que les nations où la culture est bornée à leur propre subsistance, qui doivent redouter les famines. Il semble au contraire que dans le cas d’un commerce libre des grains, on pourroit craindre un effet tout opposé. L’abondance des productions que procureroit en France l’agriculture portée à un haut degré, ne pourroit-elle pas les faire tomber en non-valeur ? On peut s’épargner cette inquiétude ; la position de ce royaume, ses ports, ses rivieres qui le traversent de toutes parts, réunissent tous les avantages pour le commerce ; tout favorise le transport & le débit de ses denrées. Les succès de l’agriculture y rétabliroient la population & l’aisance ; la consommation de toute espece de productions premieres ou fabriquées, qui augmenteroit avec le nombre de ses habitans, ne laisseroit que le petit superflu qu’on pourroit vendre à l’étranger. Il est vrai qu’on pourroit redouter la fertilité des colonies de l’Amérique & l’accroissement de l’agriculture dans ce nouveau monde, mais la qualité des grains en France est si supérieure à celle des grains qui naissent dans ces pays-là, & même dans les autres, que nous ne devons pas craindre l’égalité de concurrence ; ils donnent moins de farine, & elle est moins bonne ; celle des colonies qui passe les mers, se déprave facilement, & ne peut se conserver que fort peu de tems ; celle qu’on exporte de

  1. Voyez le traité de la police des grains, par M. Herbert.
  2. Avant. & desavant. de la Grande-Bretagne.
  3. Si, malgré des raisons si décisives, on avoit encore de l’inquiétude sur les disettes dans le cas d’exportation, il est facile de se rassûrer ; car on peut, en permettant l’exportation, permettre aussi l’importation des blés étrangers sans exiger de droits : par-là le prix du blé ne pourra pas être plus haut chez nous que chez les autres nations qui en exportent. Or on sait par une longue expérience qu’elles sont dans l’abondance, & qu’elles éprouvent rarement de cherté ; ainsi la concurrence de leurs blés dans notre pays, empêcheroit nos marchands de fermer leurs greniers dans l’espérance d’une cherté, & l’inquiétude du peuple ne feroit point augmenter le prix du blé par la crainte de la famine ; ce qui est presque toûjours l’unique cause des chertés excessives. Mais quand on le voudra, de telles causes disparoitront à la vûe des bateaux de blés étrangers qui arriveroient à Paris. Les chertés n’arrivent toûjours que par le défaut de liberté dans le commerce du blé. Les grandes disettes réelles sont très-rares en France, & elles le sont encore plus dans les pays où la liberté du commerce du blé soûtient l’Agriculture. En 1709, la gelée fit par-tout manquer la récolte : le septier de blé valoit en France 100 livres de notre monnoie actuelle, & on ne le vendoit en Angleterre que 43 liv. ou environ le double du prix ordinaire dans ces tems-là ; ainsi ce n’étoit pas pour la nation une grande cherté. Dans la didette de 1693 & 1694, le blé coûtoit moitié moins en Angleterre qu’en France, quoique l’exportation ne fut établie en Angleterre que depuis trois ou quatre ans : avant cette exportation, les Anglois essuyoient souvent de grandes chertés, dont nous profitions par la liberté du commerce de nos grains sous les regnes d’Henri IV. de Louis XIII. & dans les premiers tems du regne de Louis XIV. L’abondance & le bon prix entretenoient les richesses de la nation : car le prix commun du blé en France étoit souvent 25 liv. & plus de notre monnoie, ce qui formoit annuellement une richesse dans le royaume de plus de trois milliarts, qui réduits à la monnoie de ces tems-là, étoient environ 1200 millions. Cette richesse est diminuée aujourd’hui de cinq sixiemes. L’exportation ne doit pas cependant être illimitée ; il faut qu’elle soit, comme en Angleterre, interdite, lorsque le blé passe un prix marqué par la loi. L’Angleterre vient d’essuyer une cherté, parce que le marchand est contrevenu à cette regle par des abus & des monopoles que le gouvernement a tolérés, & qui ont toûjours de funestes effets dans un état qui a recours a des ressources si odieuses ; ainsi la nation a éprouvé une cherté dont l’exportation même l’avoit préservée depuis plus de soixante ans. En France, les famines sont fréquentes, parce que l’exportation du blé y étoit souvent défendue ; & que l’abondance est autant desavantageuse aux fermiers, que les disettes sont funestes aux peuples. Le prétexte de remédier aux famines dans un royaume, en interceptant le commerce des grains entre les provinces, donne encore lieu à des abus qui augmentent la misere, qui détruisent l’Agriculture, & qui anéantissent les revenus du royaume.