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Il est vrai qu’il faut pour cela des génies supérieurs ; mais pour les faire naître, il ne faut qu’exciter l’émulation & mettre en honneur les artistes.

Nous distinguerons trois sortes de personnes, qui travaillent ou se mêlent de travailler à l’Horlogerie : les premiers, dont le nombre est le plus considérable, sont ceux qui ont pris cet état sans goût, sans disposition ni talent, & qui le professent sans application & sans chercher à sortir de leur ignorance ; ils travaillent simplement pour gagner de l’argent, le hazard ayant décidé du choix de leur état.

Les seconds sont ceux qui par une envie de s’élever, fort louable, cherchent à acquérir quelques connoissances & principes de l’art, mais aux efforts desquels la nature ingrate se refuse. Enfin le petit nombre renferme ces artistes intelligens qui, nés avec des dispositions particulieres, ont l’amour du travail & de l’art, s’appliquent à découvrir de nouveaux principes, & à approfondir ceux qui ont déja été trouvés.

Pour être un artiste de ce genre, il ne suffit pas d’avoir un peu de théorie & quelques principes généraux des méchaniques, & d’y joindre l’habitude de travailler, il faut de plus une disposition particuliere donnée par la nature ; cette disposition seule tient lieu de tout : lorsqu’on est né avec elle, on ne tarde pas à acquérir les autres parties : si on veut faire usage de ce don précieux, on acquiert bientôt la pratique ; & un tel artiste n’exécute rien dont il ne sente les effets, ou qu’il ne cherche à les analyser : enfin rien n’échappe à ses observations, & quel chemin ne fera-t-il pas dans son art, s’il joint aux dispositions l’étude de ce que l’on a découvert jusqu’ici à lui ?

Il est sans doute rare de trouver des génies heureux, qui réunissent toutes ces parties nécessaires ; mais on en trouve qui ont toutes les dispositions naturelles, il ne leur manque que d’en faire l’application ; ce qu’ils feroient sans doute, s’ils avoient plus de motif pour les porter à se livrer tout entiers à la perfection de leur art : il ne faudroit, pour rendre un service essentiel à l’Horlogerie & à la société, que piquer leur amour-propre, faite une distinction de ceux qui sont horlogers, ou qui ne sont que des ouvriers ou des charlatans : enfin confier l’administration du corps de l’Horlogerie aux plus intelligens : faciliter l’entrée à ceux qui ont du talent, & le fermer à jamais à ces misérables ouvriers qui ne peuvent que retarder les progrès de l’art qu’ils tendent même à détruire.

S’il est nécessaire de partir d’après des principes de méchanique pour composer des pieces d’Horlogerie, il est à propos de les vérifier par des expériences ; car, quoique ces principes soient invariables, comme ils sont compliqués & appliqués à de très-petites machines, il en résulte des effets différens & assez difficiles à analyser : nous observerons que, par rapport aux expériences, il y a deux manieres de les faire. Les premieres sont faites par des gens sans intelligence qui ne font des essais que pour s’éviter la peine de rechercher par une étude, une analyse pénible que souvent ils ne soupçonnent pas, l’effet qui résultera d’un méchanisme composé sans regle, sans principe, & sans vûe ; ce sont des aveugles qui se conduisent par le tâtonnement à l’aide d’un bâton.

La seconde classe des personnes qui font des expériences, est composée des artistes instruits des principes des machines, des lois du mouvement, des diverses actions des corps les uns sur les autres, & qui doués d’un génie qui sait décomposer les effets les plus délicats d’une machine, voient par l’esprit tout ce qui doit résulter de telle ou telle combinaison, peuvent la calculer d’avance, la construire de la ma-

niere la plus avantageuse, ensorte que s’ils font des

expériences, c’est moins pour apprendre ce qui doit arriver, que pour confirmer les principes qu’ils ont établis, & les effets qu’ils avoient analysés. J’avoue qu’une telle maniere de voir est très-pénible, & qu’il faut être doué d’un génie particulier ; aussi appartient-il à fort peu de personnes de faire des expériences utiles, & qui ayent un but marqué.

L’Horlogerie livrée à elle-même sans encouragement, sans distinction, sans récompense, s’est élevée par sa propre force au point où nous la voyons aujourd’hui ; cela ne peut être attribué qu’à l’heureuse disposition de quelques artistes, qui aimant assez leur art pour en rechercher la perfection, ont excité entr’eux une émulation qui a produit des effets aussi profitables que si on les eût encouragés par des récompenses. Le germe de cet esprit d’émulation est dû aux artistes anglois que l’on fit venir en France du tems de la régence, entr’autres à Sully, le plus habile de ceux qui s’établirent ici. Julien le Roy, éleve de le Bon, habile horloger, étoit fort lié avec Sully[1], il profita de ses lumieres ; cela joint à son mérite personnel, lui valut la réputation dont il a joui : celui-ci eut des émules, entr’autres Enderlin, qui étoit doué d’un grand génie pour les méchaniques, ce que l’on peut voir par ce qui nous reste de lui dans le traité d’Horlogerie de M. Thiout ; on ne doit pas oublier feu Jean-Baptiste Dutertre, fort habile horloger ; Gaudron, Pierre le Roy, &c. Thiout l’aîné, dont le traité d’Horlogerie fait l’éloge.

Nous devons à ces habiles artistes grand nombre de recherches, & sur-tout la perfection de la main-d’œuvre ; car, par rapport à la théorie & aux principes de l’art de la mesure du tems, ils n’en ont aucunement traité ; il n’est pas étonnant que l’on ait encore écrit de nos jours beaucoup d’absurdités ; le seul ouvrage où il y ait des principes est le Mémoire de M. Rivaz, en réponse à un assez mauvais écrit anonyme contre ses découvertes ; nous devons à ce Mémoire & à ces disputes l’esprit d’émulation qui a animé nos artistes modernes ; il seroit à souhaiter que M. de Rivaz eût suivi lui-même l’Horlogerie, ses connoissances en méchanique auroient beaucoup servi à perfectionner cet art.

Il faut convenir que ces artistes qui ont enrichi l’Horlogerie, méritent tous nos éloges ; puisque leurs travaux pénibles n’ont eu pour objet que la perfection de l’art, ayant sacrifié pour cela leur fortune : car il est bon d’observer qu’il n’en est pas de l’Horlogerie comme des autres arts, tels que la Peinture, l’Architecture ou la Sculpture ; dans ceux-ci l’artiste qui excelle est non-seulement encouragé & récompensé ; mais, comme beaucoup de personnes sont en état de juger de ses productions, la réputation & la fortune suivent ordinairement le mérite. Un excellent artiste horloger peut au contraire passer sa vie dans l’obscurité, tandis que des impudens, plagiaires, des charlatans & autres miserables marchands ouvriers jouiront de la fortune & des encouragemens dûs au mérite : car le nom qu’on se fait dans le monde, porte moins sur le mérite réel de l’ouvrage que sur la maniere dont il est annoncé, il est aisé d’en imposer au public qui croit le charlatan sur sa parole, vû l’impossibilité où il est de juger par lui-même.

C’est à l’esprit d’émulation, dont nous venons de parler, que la société des arts, formée sous la protection de M. le Comte de Clermont, dut son origine. On ne peut que regretter qu’un établissement qui auroit pu être fort utile au public, ait été de si courte durée ; on a cependant vû sortir de cette société de très-bons sujets qui illustrent aujourd’hui l’acadé-

  1. C’est à Sully que nous devons la regle artificielle du tems, fort bon livre.