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gination active a toûjours besoin du jugement ; l’autre en est indépendante.

Il n’est peut-être pas inutile d’ajoûter à cet article, que par ces mots perception, mémoire, imagination, jugement, on n’entend point des organes distincts, dont l’un a le don de sentir, l’autre se ressouvient, un troisieme imagine, un quatrieme juge. Les hommes sont plus portes qu’on ne pense à croire que ce sont des facultés différentes & séparées ; c’est cependant le même être qui fait toutes ces opérations, que nous ne connoissons que par leurs effets, sans pouvoir rien connoître de cet être. Cet article est de M. de Voltaire.

Imagination des femmes enceintes sur le fœtus, pouvoir de l’. Quoique le fœtus ne tienne pas immédiatement à la matrice ; qu’il n’y soit attaché que par de petits mammelons extérieurs à ses enveloppes ; qu’il n’y ait aucune communication du cerveau de la mere avec le sien : on a prétendu que tout ce qui affectoit la mere, affectoit aussi le fœtus ; que les impressions de l’une portoient leurs effets sur le cerveau de l’autre ; & on a attribué à cette influence les ressemblances, les monstruosités, soit par addition, soit par retranchement, ou par conformation contre nature, que l’on observe souvent dans différentes parties du corps des enfans nouveaux-nés, & sur-tout par les taches qu’on voit sur leur peau, tous effets, qui, s’ils dépendent de l’imagination, doivent bien plus raisonnablement être attribués à celle des personnes qui croyent les appercevoir, qu’à celle de la mere, qui n’a réellement, ni n’est susceptible d’avoir aucun pouvoir de cette espece.

On a cependant poussé, sur ce sujet, le merveilleux aussi loin qu’il pouvoit aller. Non-seulement on a voulu que le fœtus pût porter les représentations réelles des appétits de sa mere, mais on a encore prétendu, que par une sympathie singuliere, les taches, les excroissances, auxquelles on trouve quelque ressemblance, avec des fruits, par exemple des fraises, des cerises, des mûres, que la mere peut avoir desiré de manger, changent de couleur, que leur couleur devient plus foncée dans la saison où les fruits entrent en maturité, & que le volume de ces représentations paroît croître avec eux : mais avec un peu plus d’attention, & moins de prévention, l’on pourroit voir cette couleur, ou le volume des excroissances de la peau, changer bien plus souvent. Ces changemens doivent arriver toutes les fois que le mouvement du sang est accéléré ; & cet effet est tout simple. Dans le tems où la chaleur fait mûrir les fruits, ces élévations cutanées sont toujours ou rouges, ou pâles, ou livides, parce que le sang donne ces différentes teintes à la peau, selon qu’il pénetre dans ses vaisseaux, en plus ou moins grande quantité, & que ces mêmes vaisseaux sont plus ou moins condensés, ou relâchés, qu’ils sont plus ou moins grands & nombreux ; selon la différente température de l’air, qui affecte la surface du corps, & que le tissu de la peau qui recouvre là tache ou l’excroissance, se trouve plus ou moins compact ou délicat.

Si ces taches ou envies, comme on les appelle, ont pour cause l’appétit de la mere, qui se représente tels ou tels objets, pourquoi, dit M. de Buffon, (Hist. nat. tom. IV. chap. xj) n’ont-elles pas des formes & des couleurs aussi variées que les objets de ces appétits ? Que de figures singulieres ne verroit-on pas, si les vains desirs de la mere étoient écrits sur la peau de l’enfant !

Comme nos sensations ne ressemblent point aux objets qui les causent, il est impossible que les fantaisies, les craintes, l’aversion, la frayeur, qu’aucune passion en un mot, aucune émotion intérieure puissent produire aucune représentation réelle de ces mêmes objets ; encore moins créer en conséquence

de ces représentations, ou retrancher-des parties organisées ; faculté, qui pouvant s’étendre au tout, seroit malheureusement presqu’aussi souvent employée pour détruire l’individu dans le sein de la mere, pour en faire un sacrifice à l’honneur, c’est-à-dire au préjugé, que pour empêcher toutes conformations défectueuses qu’il pourroit avoir, ou pour lui en procurer de parfaites. D’ailleurs, il ne se feroit presque que des enfans mâles ; toutes les femmes, pour la plûpart, sont affectées des idées, des desirs, des objets qui ont rapport à ce sexe.

Mais l’expérience prouvant que l’enfant dans la matrice, est à cet égard aussi indépendant de la mere qui le porte, que l’œuf l’est de la poule qui le couve, on peut croire tout aussi volontiers, ou tout aussi peu, que l’imagination d’une poule qui voit tordre le cou à un coq, produira dans les œufs qu’elle ne fait qu’échauffer, des poulets qui auront le cou tordu ; que l’on peut croire la force de l’imagination de cette femme, qui ayant vu rompre les membres à un criminel, mit au monde un enfant, dont par hazard les membres se trouverent conformés de maniere qu’ils paroissoient rompus.

Cet exemple qui en a tant imposé au P. Mallebranche, prouve très-peu en faveur du pouvoir de l’imagination, dans le cas dont il s’agit ; 1°. parce que le fait est équivoque ; 2°. parce qu’on ne peut comprendre raisonnablement qu’il y ait aucune maniere, dont le principe prétendu ait pu produire un pareil phénomene. Soit qu’on veuille l’attribuer à des influences physiques, soit qu’on ait recours à des moyens méchaniques ; il est impossible de s’en rendre raison d’une maniere satisfaisante. Puisque le cours des esprits dans le cerveau de la mere, n’a point de communication immédiate qui puisse en conserver la modification jusqu’au cerveau de l’enfant ; & quand même on conviendroit de cette communication, pourroit-on bien expliquer comment elle seroit propre à produire sur les membres du fœtus les effets dont il s’agit ? L’action des muscles de la mere mis en convulsion par la frayeur, l’horreur, ou toute autre cause, peut-elle aussi jamais produire sur le corps de l’enfant renferme dans la matrice, des effets assez déterminés, pour opérer des solutions de continuité, plus précisément dans certaines parties des os que dans d’autres, & dans des os qui sont de nature alors à plier, à se courber, plûtôt qu’à se rompre ? Peut-on concevoir que de pareils efforts méchaniques, qui portent sur le fœtus, puissent produire aucune autre sorte d’altération, qui puissent changer la structure de certains organes, préférablement à tous autres ?

On ne peut donc donner quelque fondement à l’explication du phénomène de l’enfant rompu ; explication d’ailleurs, qu’il est toujours téméraire d’entreprendre à l’égard d’un fait extraordinaire, incertain, ou au moins dont on ne connoît pas bien les circonstances, qu’en supposant quelque vice de conformation, qui auroit subsisté indépendamment du spectacle de la roue, avec lequel il a seulement concouru, en donnant lieu de dire très mal-à-propos, post hoc, ergo propter hoc. L’enfant rachitique, dont on voit le squelette au cabinet d’histoire naturelle du jardin du Roi, a les os des bras & des jambes marqués par des calus, dans le milieu de leur longueur, à l’inspection desquels on ne peut guere douter que cet enfant n’ait eu les os des quatre membres rompus, pendant qu’il étoit dans le sein de sa mere, sans qu’il soit fait mention qu’elle ait été spectatrice du supplice de la roue, qu’ils se sont réunis ensuite, & ont formé calus.

Les choses les plus extraordinaires, & qui arrivent rarement, dit M. de Buffon, loco citato, arrivent cependant aussi nécessairement que les choses