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pas mort deux de cent. De si grands succès devoient inspirer une confiance générale ; mais la mort de deux jeunes seigneurs intimida au point, que l’inoculation en fut pendant quelque tems suspendue. L’Asie l’avoit donnée à l’Europe, l’Amérique la lui rendit. Une petite vérole très-meurtriere ayant été portée de l’Afrique dans la Caroline méridionale en 1738, de cent malades il en mourut vingt. On prit le parti d’inoculer ; & de 800 malades, il n’en mourut que neuf. On fut tout aussi heureux en Pensylvanie ; un gentilhomme de S. Christophe, de 300 negres n’en perdit pas un. De 2109 inoculés en 1752 dans la nouvelle Angleterre, il n’en mourut que 31. De 3209 inoculés en Amérique, il n’en est donc mort que 40, ce qui ne fait qu’un sur 80.

De tels succès ne pouvoient manquer de faire du bruit en Angleterre ; l’inoculation s’y rétablit ; on y donna plus d’attention ; la préparation se fit avec plus de soin ; l’expérience enfin la rendit plus sûre. On l’a perfectionnée au point, que de 1500 personnes inoculées, il n’en est mort que trois ; & sur mille, un maître de l’art (M. Ranby) n’en a pas perdu un seul. Il paroît donc que tout dépend du choix des sujets & de la préparation.

Une méthode devenue aussi sûre, & qui réunit en elle tous les avantages possibles, devoit naturellement se répandre en Europe : ce ne fut pourtant qu’en 1748, que M. Tronchin, inspecteur du college des medecins à Amsterdam, & depuis professeur de Medecine à Genève, inocula à Amsterdam son fils aîné. La crainte qu’il avoit eue de perdre le plus jeune, qui passa par toutes les horreurs de la petite vérole naturelle, l’y détermina. Cette inoculation fut la premiere qu’on vit dans l’Europe chrétienne[1] hors des îles britanniques. M. Tronchin la fit sur neuf autres personnes avec un égal succès. La petite vérole cessa, & l’année d’après M. Tronchin étant allé faire un voyage à Genève, il y conseilla l’inoculation ; sa famille en donna l’exemple ; on le suivit ; & cette opération s’y est si bien soutenue, que de deux cens personnes qui y ont été inoculées, il n’en est mort qu’une seule. La petite vérole ayant reparu à Amsterdam en 1752, l’année suivante on inocula de nouveau ; les familles les plus respectables montrerent l’exemple ; on le suivit à la Haye. M. Schwenke, professeur d’Anatomie & célebre medecin, donna à cette méthode tout le crédit qu’elle peut avoir. Ses succès répétés la confirmerent, & l’ont ensuite répandue dans les principales villes de la Hollande, où elle a triomphé des préjugés les plus opiniâtres & les plus spécieux. Depuis ce tems-là, elle s’est répandue en Allemagne, en Suede, & en Dannemark. La France résistoit encore malgré la force de l’exemple & des raisons qu’un de ses plus célebres académiciens avoit exposé avec autant de vérité que d’esprit & de force : mais S. A. S. Monsieur le duc d’Orléans, le plus tendre & le plus sage des peres, prit enfin la résolution de faire inoculer ses enfans. Il les confia à M. Tronchin, & donna en 1756 à toute la France un exemple de fermeté & de sagesse dont elle lui sera toûjours redevable.

L’inoculation du duc de Chartres & de Mademoiselle, sera l’époque de cette opération en France.

Les premiers détails de cette opération, avant ce que Timoni & Pilarini en ont dit, se sont perdus dans le silence & dans l’obscurité du tems. Il paroît seulement qu’elle étoit dans les mains de quelques femmes grecques, & que ses premiers succès ne furent dûs qu’à la constitution des sujets, dont les

mœurs & le genre de vie très-simple & très-uniforme exigeoient peu de préparation. La charlatannerie presqu’aussi ancienne que la peur de la mort, & qui naît par tout de la crainte des uns, & de la fourberie des autres, ne respecta pas cette opération. Une vieille thessalienne plus adroite que les autres, trouva le moyen de persuader aux Grecs que ce n’étoit pas une invention humaine ; la sainte Vierge, disoit-elle, l’avoit revélée aux hommes, & pour la sanctifier, elle accompagnoit son opération de signes de croix, & de prieres qu’elle marmotoit entre ses dents & qui lui donnoient un air de mystere. Indépendamment de son salaire, elle exigeoit toujours quelques cierges qu’elle présentoit à la Vierge. Ce présent souvent répété intéressoit les prêtres grecs en sa faveur ; ils devenoient ses protecteurs, & pour augmenter l’illusion, elle faisoit ses piquûres au haut du front, au menton & près des oreilles ; cette espece de croix faisoit impression sur le peuple : il lui faut toujours du merveilleux. La préparation se réduisoit alors à un purgatif, à l’abstinence de viandes, d’œufs & de vin pendant quelques jours, & à se défendre du grand air & du froid, en se tenant renfermé. Le pus variolique pour l’inoculation se prenoit toujours d’un enfant sain, dont la petite vérole étoit de la meilleure espece naturelle ou artificielle, indifféremment. Il paroît que dans ce tems-là on n’employoit point les incisions, on se contentoit de piquûres qu’on faisoit où l’on vouloit ; au moyen d’une aiguille d’argent émoussée, on mêloit un peu de pus avec le sang qui en sortoit, & on couvroit les petites plaies pour que le frottement ne dérangeât pas l’opération. On ne laissoit cet appareil que cinq ou six heures, après lesquelles on l’ôtoit. Pendant trois ou quatre semaines on nourrissoit l’inoculé de crême d’orge & de farine, & de quelques légumes : voilà à quoi se réduisoit la premiere opération grecque ; il n’en falloit pas davantage. D’autres précautions devenues absolument nécessaires, relativement à d’autres mœurs & à une autre façon de vivre, étoient inutiles à un peuple, dont la simplicité de la diete égaloit celle des premiers tems ; il paroit que dans tous les cas quelques piquûres auroient pû suffire.

Timoni le premier imagina les incisions. Les hommes se portent volontiers à imaginer des changemens dans les choses même où ils sont le moins nécessaires. Timoni prétendit, on ne sait pourquoi, qu’on devoit faire des incisions dans les parties les plus charnues, il voulut que ce fût aux bras. Maitland adopta cette pratique, il l’apporta à Londres, l’usage l’y consacra. Elle avoit cependant d’assez grands inconvéniens dans les enfans & dans les adultes ; la peur de l’instrument tranchant & la douleur de l’incision, jette dans l’ame des enfans une terreur qui se renouvelle à chaque pansement par la crainte qu’il leur inspire. On en a vu plus d’une fois qui en ont pris des convulsions, toujours à craindre dans un cas où il est de la derniere importance de maintenir le calme le plus parfait dans l’économie animale. L’irritation du biceps sur lequel se fait l’incision, irritation nécessairement produite par l’inflammation qui suit l’incision, augmente très-souvent la fievre, & cause jusques sous l’aisselle une douleur quelquefois vive, & presque toujours inquiétante. L’artere & le nerf axillaire en sont agacés, & l’irritation de ce nerf se communique au genre nerveux ; celle de l’arterre, au moyen de la sous-claviere dont elle est la continuation, se communique de proche en proche à l’aorte ascendante, d’où elle prend sa naissance ; tous les rameaux donc de l’artere sous-claviere & de l’aorte ascendante s’en ressentent plus ou moins, la mammaire interne, la médiastine, la péricardine, la petite diaphragmatique, autrement dite la supérieure, la thymique, la trachéale, la vertébrale,

  1. Ce fait n’est pas exactement vrai ; on en avoit fait plusieurs à Hanovre : le feu Prince de Galles y avoit été inoculé. Roncalli parle d’une inoculation faite à Brescia en 1739, & qui réussit.