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n’ont-ils pas craint d’avancer que sans eux le texte sacré n’auroit été pendant des milliers d’années qu’un nez de cire (instar nasi cerei, in diversas formas mutabilis fuisset. Leusden, phil. heb. disc. 14.), qu’un monceau de sable battu par le vent, qui d’âge en âge auroit perdu sa figure & sa forme primitive. En-vain leurs adversaires appelloient à leur secours une tradition orale pour en conserver le sens de bouche en bouche, & pour en perpétuer l’intelligence d’âge en âge. On leur disoit que cette tradition orale n’étoit qu’une sable, & n’avoit jamais servi qu’à transmettre des fables. En vain osoient-ils prétendre que les inventeurs modernes des points voyelles avoient été inspirés du Saint-Esprit pour trouver & fixer le véritable sens du texte sacré & pour ne s’en écarter jamais. Ce nouveau miracle prouvoit aux autres l’impossibilité de la chose, parce que la traduction des livres saints ne doit pas être une merveille supérieure à celle de leur composition primitive. A ces raisons générales on en a joint de particulieres & en grand nombre : on a fait remarquer que les paraphrastes chaldéens, qui n’ont point employé de ponctuations dans leurs commentaires ou Targum, se sont servis très-fréquemment de ces consonnes muettes, aleph, vau, & jod, peu usitées dans les textes sacrés, où elles n’ont point de valeur par elles-mêmes, mais qui sont si essentielles dans les ouvrages des paraphrastes, qu’on les y appelle matres lectionis, parce qu’elles y fixent le son & la valeur des mots, comme dans les livres des autres langues. Les Juifs & les rabbins font aussi de ces caracteres le même usage dans leurs lettres & leurs autres écrits, parce qu’ils évitent de cette façon la longueur & l’embarras d’une ponctuation pleine de minuties.

Pour répondre à l’objection tirée du silence de l’antiquité, on a présenté les ouvrages même des Massoretes qui ont fait des notes critiques & grammaticales sur les livres sacrés, & en particulier sur les endroits dont ils ont crû la ponctuation altérée ou changée. On a trouvé de pareilles autorités dans quelques livres de docteurs fameux & de cabalistes, connus pour être encore plus anciens que la Massore ; c’est ce qui est exposé & démontré avec le plus grand détail dans le livre de Cl. Buxtorf, de antiq. punct. cap. 5. part. I. & dans le Philog. heb. de Leusden. Quant au silence que la foule des auteurs & des écrivains du moyen âge a gardé à cet égard, il ne pourroit être étonnant, qu’autant que l’admirable invention des points voyelles seroit une chose aussi récente qu’on voudroit le prétendre. Mais si son origine sort de la nuit des tems les plus reculés, comme il est très-vraissemblable, leur silence alors ne doit pas nous surprendre ; ces auteurs auront vû les points voyelles ; ils s’en seront servis comme les Massoretes, mais sans parler de l’invention ni de l’inventeur ; parce qu’on ne parle pas ordinairement des choses d’usage, & que c’est même là la raison qui nous fait ignorer aujourd’hui une multitude d’autres détails qui ont été vulgaires & très-communs dans l’antiquité. On a cependant plusieurs indices que les anciennes versions de la Bible qui portent les noms des Septante & de S. Jérôme, ont été faites sur des textes ponctués ; leurs variations entre elles & entre toutes les autres versions qui ont été faites depuis, ne sont souvent provenues que d’une ponctuation quelquefois différente entre les textes dont ils se sont servis ; d’ailleurs, comme ces variations ne sont point considérables, qu’elles n’influent que sur quelques mots, & que les récits, les faits, & l’ensemble total du corps historique, est toûjours le même dans toutes les versions connues ; cette uniformité est une des plus fortes preuves qu’on puisse donner, que tous les traducteurs & tous les âges ont eu un secours commun & un même guide pour dé-

chiffrer les consonnes hébraïques. S’il se pouvoit

trouver des Juifs qui n’eussent point appris leur langue dans la Bible, & qui ne connussent point la ponctuation, il faudroit pour avoir une idée des difficultés que présente l’interprétation de celles qui ne le sont pas, exiger d’eux qu’ils en donnassent une nouvelle traduction, on verroit alors quelle est l’impossibilité de la chose, ou quelles fables ils nous feroient, s’ils étoient encore en état d’en faire.

A tous ces argumens si l’on vouloit en ajoûter un nouveau, peut-être pourroit-on encore faire parler l’écriture des Grecs en faveur de l’antiquité de la ponctuation hébraïque & de ses accens, comme nous l’avons fait ci-devant parler en faveur des caracteres. Quoique les Grecs ayent eu l’art d’ajoûter aux alphabets de Phénicie les voyelles fixes & déterminées dans leur son, leurs voyelles sont encore cependant tellement chargées d’accens, qu’il sembleroit qu’ils n’ont pas osé se défaire entierement de la ponctuation primitive. Ces accens sont dans leur écriture aussi essentiels, que les points le sont chez les Hébreux ; & sans eux il y auroit un grand nombre de mots dont le sens seroit variable & incertain. Cette façon d’écrire moyenne entre celle des Hébreux & la nôtre, nous indique sans doute un des degrés de la progression de cet art ; mais quoi qu’il en soit, on ne peut s’empêcher d’y reconnoître l’antique usage de ces points voyelles, & de cette multitude d’accens que nous trouvons chez les Hébreux. Si le seizieme siecle a donc vû naître une opinion contraire, peut-être n’y en a-t-il pas d’autre cause que la publicité des textes originaux rendus communs par l’Imprimerie encore moderne ; comme elle multiplia les Bibles hébraïques, qui ne pouvoient être que très-rares auparavant, plus d’yeux en furent frappés, & plus de gens en raisonnerent ; le monde vit alors le spectacle nouveau de l’ancien art d’écrire, & le silence des siecles fut nécessairement rompu par des opinions & des systèmes, dont la contrariété seule devroit suffire pour indiquer toute l’antiquité de l’objet où l’imagination a voulu, ainsi que les yeux, appercevoir une nouveauté.

La discussion des points voyelles seroit ici terminée toute en leur faveur, si les adversaires de son antiquité n’avoient encore à nous opposer deux puissantes autorités. Le Pentateuque samaritain n’a point de ponctuation, & les Bibles hébraïques que lisent les rabbins dans leurs synagogues pour instruire leur peuple, n’en ont point non plus ; & c’est une regle chez eux que les livres ponctués ne doivent jamais servir à cet usage. Nous répondrons à ces objections 1°. que le Pentateuque samaritain n’a jamais été assez connu ni assez multiplié, pour que l’on puisse savoir ou non, si tous les exemplaires qui en ont existé ont tous été généralement dénués de ponctuation. Mais il suit de ce que ceux que nous avons en sont privés, que nous n’y pouvons connoître que par leur analogie avec l’hébreu, & en s’aidant aussi des trois lettres matres lectionis. 2°. Que les rabbins qui lisent des Bibles non ponctuées n’ont nulle peine à le faire, parce qu’ils ont tous appris à lire & à parler leur langue dans des Bibles qui ont tout l’appareil grammatical, & qui servent à l’intelligence de celles qui ne l’ont pas. D’ailleurs qui ne sait que ces rabbins toûjours livrés à l’illusion, ne se servent de Bibles sans voyelles pour instruire leur troupeau, que pour y trouver, à ce qu’ils disent, les sources du Saint-Esprit plus riches & plus abondantes en instruction ; parce qu’il n’y a pas en effet un mot dans les Bibles de cette espece, qui ne puisse avoir une infinité de valeur par une imagination échauffée, qui veut se repaître de chimere, & qui veut en entretenir les autres ?

C’est par cette même raison, que les Cabalistes