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former des êtres imaginaires qui s’étoient confondus avec des êtres réels, abuserent de même de l’écriture sans consonnes, & s’en servirent pour composer ou amplifier les légendes de tous les fantômes populaires. Tout mot qui pouvoit avoir quelque rapport de figure à un nom connu, fut censé lui appartenir, & renfermer une anecdote essentielle sur le personnage qui l’avoit porté ; mais comme il n’y a pas de mots écrits en simples consonnes qui ne puissent offrir plusieurs valeurs, ainsi que nous l’avons déjà dit, l’embarras du choix fit qu’on les adopta toutes, & que l’on fit de chacune un trait particulier de son histoire. Cet abus est une des sources des plus vraies & des plus fécondes de la fable ; & voilà pourquoi les noms d’Orphée, de Mercure, d’Isis, &c. font allusions chacun à cinq ou six racines orientales qui ont toutes la singuliere propriété de nous retracer une anecdote de leurs légendes ; ce que nous disons de ces trois noms, on peut le dire de tous les noms fameux dans les mythologies des nations. De-là sont provenues ces variétés si fréquentes entre nos étymologistes qui n’ont jamais pû s’accorder, parce que chacun d’eux s’est affectionné à la racine qu’il a saisie ; de-là l’incertitude où ils nous ont laissé, parce qu’ils ont tous eu raison en particulier, & qu’il a paru néanmoins impossible de les concilier ensemble. Il n’étoit cependant rien de plus facile ; & puisque les Vossius, les Bocharts, les Huets, les Leclerc, avoient tous eu des suffrages en particulier ; au lieu de se critiquer les uns les autres, ils devoient se donner la main, & concourir à nous découvrir une des principales sources de la Mythologie, & à nous dévoiler par-là un des secrets de l’antiquité. Nous nommons ceci un secret, parce qu’il en a été réellement un dans l’art de composer & d’écrire dans les tems où le défaut d’invention & de génie, autant que la corruption des monumens historiques obligeoit les auteurs à tirer les anecdotes de leur roman des noms même de leurs personnages. Ce secret, à la vérité, ne couvre qu’une absurdité ; mais il importe au monde de la connoître ; & pour nous former à cet égard une juste idée du travail des anciens en ce genre, & nous apprendre les moyens de le décomposer, il ne faut que contempler un cabaliste méditant sur une Bible non ponctuée : s’il trouve un mot qui le frappe, il l’envisage sous toutes les formes, il le tourne & le retourne, il l’anagrammatise, & par le secours des voyelles arbitraires il en épuise tous les sens possibles, avec lesquels il construit quelque fable ou quelque mystérieuse absurdité ; ou pour mieux dire, il ne fait qu’un pur logogryphe, dont la clé se trouve dans le mot dont il s’est échauffé l’imagination, quoique ce mot n’ait souvent par lui-même aucun rapport à ses illusions. Nos logogryphes modernes sont sans doute une branche de cette antique cabale, & cet art puérile fait encore l’amusement des petits esprits. Telle a été enfin la véritable opération des fabulistes & des romanciers de l’antiquité, qui ont été en certains âges les seuls écrivains & les seuls historiens de presque toutes les nations. Ils abuserent de même des écritures mystérieuses que les malheurs des tems avoient dispersées par le monde, & qui se trouvoient séparées des voyelles qui en avoient été la clé primitive. Ces siecles de mensonge ne finirent en particulier chez les Grecs, que vers les tems où les voyelles vulgaires ayant été heureusement inventées, l’abus des mots devint nécessairement plus difficile & plus rare ; on se dégoûta insensiblement de la fable ; les livres se transmirent sans altération ; peu-à-peu l’Europe vit naître chez elle l’âge de l’Histoire, & elle n’a cessé de recueillir le fruit de sa précieuse invention, par l’empire de la science qu’elle a toûjours possédé depuis cette époque. Quant aux nations de l’Asie qui n’ont jamais voulu

adopter les lettres voyelles de la Grece comme la Grece avoit adopté leurs consonnes ; elles ont presque toûjours conservé un invincible penchant pour le mystere & pour la fable ; elles ont eu dans tous les âges grand nombre d’écrivains cabalistiques, qui en ont imposé par de graves puérilités & par d’importantes bagatelles ; & quoiqu’il y ait eu des tems où les ouvrages des Européens les ont éclairés à leur tour, & leur ont servi de modele pour composer d’excellentes choses en differens genres, ils ont affecté toûjours dans leur diction des métathèses ou anagrammes ridicules, des allusions & des jeux de mots ; & la plûpart de leurs livres nous présentent le mélange le plus bizarre de ces pensées hautes & sublimes qui ne leur manquent pas, avec un style affecté & puérile.

Cette histoire des points voyelles nous offre sans doute la plus forte preuve que l’on puisse donner de leur indispensable nécessité. Nous avons vû dans quelles erreurs sont tombées les nations qui les ont perdus par accident, ou négligés par ignorance & par mauvais goût. Jettons actuellement nos yeux sur cet heureux coin du monde où cette même écriture, qui n’étoit pour une infinité de peuples qu’une écriture du mensonge & du délire, étoit pour le peuple juif & sous la main de l’Esprit-saint, l’écriture de la sagesse & de la vérité.

On ne peut douter que Moyse élevé dans les arts & les sciences de l’Egypte, ne se soit particulierement servi de l’écriture[1] ponctuée pour faire connoître ses lois, & qu’il n’en ait remis à l’ordre sacerdotal qu’il institua, des exemplaires soigneusement écrits en consonnes & en points voyelles, pour perpétuer par leur moyen le sens & l’intelligence d’une loi dont il avoit si fort & si souvent recommandé l’exercice le plus exact & la pratique la plus severe. Ce sage législateur ne pouvoit ignorer le danger des lettres sans voyelles ; il ne pouvoit pas non plus ignorer les fables qui en étoient déja issues de son tems : il n’a donc pû manquer à une précaution que l’écriture de son siecle exigeoit nécessairement, & de laquelle dépendoit le succès de la législation. Il y auroit même lieu de croire qu’il en répandit aussi des exemplaires parmi le peuple, puisqu’il en a ordonné à tous la lecture & la méditation assidue ; mais il est difficile à cet égard de penser que les copies en ayent été fort fréquentes, attendu que sans le secours de l’impression on n’a pû, dans ces premiers âges & chez un peuple qui fournissoit 600 mille combattans, multiplier les livres en raison des hommes ; nous ne devons sans doute voir dans ce précepte que l’ordre de fréquenter assidument les instructions publiques & journalieres où les prêtres faisoient la lecture & l’explication de cette loi. On nous répondra sans doute que chaque israélite étoit obligé dans sa jeunesse de la transcrire, & que les enfans des rois n’étoient pas eux-mêmes exemts de ce devoir. Mais si cette remarque nous fait connoître la véritable étendue du précepte de Moyse, il y a toute apparence qu’il en a été de l’observance de ce précepte comme à l’égard de tant d’autres, que les Hébreux n’ont point pratiqués, & qu’ils ont négligés ou oubliés presqu’aussitôt après le premier commandement qui leur en avoit été fait ; on sait que leur infidélité sur tous les points de leur loi a été presque aussi continue qu’inconcevable. Conduits par Dieu même dans le desert, ils y négligent la circoncision pendant quarante ans, & toute la géné-

  1. Comme le langage de l’Egypte n’a été qu’une dialecte assez semblable aux langues de Phénicie & de Palestine, on conjecture que l’écriture a dû être aussi la même. Ceci est d’autant plus vraissemblable, que les Hébreux écrivent de droite à gauche ainsi qu’écrivoient les Egyptiens, selon Hérodote.