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lutions, & la multitude de fables par lesquelles on a cherché à y suppléer, seroit en cas de besoin une preuve de nos conjectures : mais ne sont-elles que des conjectures ?

Il est donc très-peu vraissemblable que l’origine de la langue hébraïque puisse remonter au-delà du renouvellement du monde : tout au plus est-elle une des premieres qui ait été formée & fixée lorsque des nations en corps ont commencé à reparoître, & qu’elles ont pû s’occuper à d’autres objets qu’à leurs besoins. Nous disons tout au plus, parce que malgré la simplicité de la langue hébraïque, elle est quelquefois trop riche en synonymes, dont grand nombre de verbes & plusieurs substantifs ont une singuliere quantité ; ce qui suppose une aisance d’esprit & une abondance dont le génie des premieres familles n’a pû être susceptible pendant long-tems, & ce qui décele des richesses acquises ailleurs après l’agrandissement des sociétés.

Pour nous prouver toute l’antériorité de leur langage, les Juifs nous montrent les noms des premiers hommes, dont l’interprétation convenable ne peut se trouver que chez eux : toute fondée que soit cette remarque, quoiqu’il y ait plusieurs de ces noms qui tiennent plus au chaldéen qu’à l’hébreu, il n’y a qu’une aveugle prévention qui puisse s’en faire un titre, & l’on n’y voit autre chose sinon que ce sont des auteurs hébreux & chaldéens qui nous ont transmis le sens primitif de ces noms propres en les traduisant en leur langue : s’ils eussent été grecs, ils eussent donné des noms grecs, & des noms latins s’ils eussent été latins ; parce qu’il a été aussi ordinaire que naturel à tous les anciens peuples de rendre le sens des noms traditionnels en leur langue. Ils y étoient forcés, parce que ces noms faisoient souvent une partie de l’histoire, & qu’il falloit traduire les uns en traduisant l’autre, afin de les rendre mutuellement intelligibles, & parce que le renouvellement des arts & des sciences exigeoit nécessairement le renouvellement des noms. La Mythologie qui n’a que trop connu cet ancien usage de traduire les noms pour expliquer l’histoire, nous montre souvent l’abus qu’elle en a fait, en les dérivant de sources étrangeres, & en personnifiant quelquefois des êtres naturels & métaphysiques : ses méprises en ce genre sont, comme on sait, une des sources de la fable. Mais nous devons à cet égard rendre la justice qui est dûe aux écrivains divinement inspirés : c’est par eux que la foi nous apprend que le premier homme a été appellé terre ou terrestre, & la premiere femme la vie. La raison concourt même à nous dire que l’homme est terre & que la femme donne la vie ; mais ni l’une ni l’autre ne nous ont jamais fait connoître quels sont les premiers mots par lesquels ont été désignés la terre & la vie.

Il est de plus fort incertain quel nom de peuple la langue hébraïque a pû porter dans son origine. Ce n’a point été le nom des Hébreux, qui malgré l’antiquité de leur famille, n’ont été qu’un peuple nouveau vis-à-vis des Chaldéens d’où Abraham est sorti, & vis-à-vis des Cananéens & Egyptiens, où ce patriarche & ses enfans ont si long-tems voyagé en simples particuliers. Si la langue de la Bible est celle d’Abraham, elle ne peut être que la langue même de l’ancienne Chaldée : si elle ne l’est point, elle ne doit être qu’une langue nouvelle ou étrangere. Entre ces deux alternatives il est un milieu sans doute auquel nous devons nous arrêter. Abraham, chaldéen de famille & de naissance, n’ayant pû parler autrement que chaldéen, il est plus que vraissemblable que sa postérité a dû conserver son langage pendant quelques générations, & qu’ensuite leur commerce & leurs liaisons avec les Cananéens, les Arabes & les Egyptiens l’ayant peu-à-peu changé, il en est résulté une nouvelle dialecte propre & particu-

culiere aux Israélites : d’où nous devons présumer

que la langue hébraïque, telle que nous l’avons dans la Bible, ne doit pas remonter plus d’un siecle avant les écrits de Moyse : le chaldéen d’Abraham en a été le principe ; il est ensuite fondu avec le cananéen, qui n’en étoit lui-même qu’une ancienne branche. La langue de la basse Egypte, qui devoit peu différer de celle de Canaan, a contribué de son côté à l’altérer ou à l’enrichir, ainsi que la langue arabe, comme on le voit particulierement dans le livre de Job. Pour trouver dans l’histoire quelques traces de cette filiation de la langue hébraïque, & des révolutions qu’a subi le chaldéen primitif chez les différens peuples, il faut remarquer dans l’Ecriture qu’Abraham ne se sert point d’interprete chez les Cananéens ni chez les Egyptiens, parce qu’alors leurs dialectes différoient peu sans doute du chaldéen de ce patriarche. Elieser & Jacob qui habiterent chez les mêmes peuples, & qui firent chacun un voyage en Chaldée, n’avoient point non plus oublié leur langue originaire, puisqu’ils converserent au premier abord avec les pasteurs de cette contrée & avec toute la famille d’Abraham ; mais Jacob néanmoins s’étoit déja familiarisé avec la langue de Canaan, puisqu’en se séparant de Laban, il eut soin de donner un nom d’une autre dialecte au monument auquel Laban donna un nom chaldéen. Il y avoit alors cent quatre-vingt ans qu’Abraham avoit quitté sa terre natale. Ainsi la dialecte hébraïque avoit déjà pû se former. Ce seul exemple peut nous faire juger de la différence que le tems continua de mettre dans le langage de ce peuple naissant. Dans ce même intervalle, les langues cananéenne & égyptienne faisoient aussi des progrès chacune de leur côté ; & il fallut que Joseph en Egypte se servît d’interprete pour parler à ses freres.

Ces différences n’ont cependant jamais été assez grandes pour rendre toutes ces langues méconnoissables entre elles, quoique le chaldéen d’Abraham ait dû souffrir de grands changemens dans l’intervalle de plus de quatorze cents ans qui s’est écoulé depuis ce patriarche jusqu’à Daniel. Il différoit moins alors de la langue de Moyse, que l’italien, le françois & l’espagnol ne different entre eux, quoiqu’ils soient moins éloignés des siecles de la latinité qui les a tous formés. Sur quoi nous devons observer qu’il ne faut jamais dans l’Ecriture prendre le nom de langue à la rigueur ; lorsqu’en parlant des Chaldéens, des Cananéens, des Egyptiens, des Amalécites, des Ammonites, &c. elle nous dit quelquefois que tel ou tel peuple parloit un langage inconnu, cela ne peut signifier qu’une dialecte différente, qu’un autre accent, & qu’une autre prononciation ; & il faut avouer que tous ces divers modes ont dû être extrémement variés, puisqu’on rencontre en plusieurs endroits de l’Ecriture des preuves que les Hébreux se sont servis d’interpretes vis-à-vis de tous ces peuples, quoique le fond de leur langue fût le même, comme nous en pouvons juger par les livres & les vestiges qui en sont restés, où toutes ces langues s’expliquent les unes par les autres. Il nous manque sans doute, pour apprécier leurs différences, les oreilles des peuples qui les ont parlé. Il falloit être Athénien pour reconnoître au langage que Demosthène étoit étranger dans Athènes ; & il faudroit de même être Hébreu ou Chaldéen, pour saisir toutes les différences de prononciation qui diversifioient si considérablement toutes ces anciennes dialectes, quoiqu’issues d’une même source. Au reste, nous ne devons point être étonnés de remarquer dans toutes ces contrées de l’Asie le langage d’Abraham ; il étoit sorti d’un pays & d’un peuple qui dans presque tous les tems a étendu sur elles sa puissance & son empire, tantôt par les armes & toujours par les