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cution ; l’ordre analytique est donc, par rapport à la Grammaire, l’ordre naturel ; & c’est par rapport à cet ordre que les langues ont admis ou proscrit l’inversion. Cette vérité me semble réunir en sa faveur des preuves de raisonnement, de fait & de témoignage, si palpables & si multipliées, que je ne croirois pas pouvoir la rejetter sans m’exposer à devenir moi-même la preuve de ce que dit Ciceron : Nescio quomodo nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. De divinat. lib. II. cap. lviij.

M. l’abbé Batteux, dans la seconde édition de son cours de belles lettres, se fait du précis de la doctrine ordinaire une objection qui paroît née des difficultés qu’on lui a faites sur la premiere édition ; & voici ce qu’il répond : tom. IV. pag. 306. « Qu’il y ait dans l’esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies par le méchanisme de la langue dans laquelle il s’agit de s’exprimer ; qu’il y ait encore un arrangement des idées considérées méthaphysiquement… ce n’est pas de quoi il s’agit dans la question présente. Nous ne cherchons pas l’ordre dans lequel les idées arrivent chez nous ; mais celui dans lequel elles en sortent, quand, attachées à des mots, elles se mettent en rang pour aller, à la suite l’une de l’autre, opérer la persuasion dans ceux qui nous écoutent ; en un mot, nous cherchons l’ordre oratoire, l’ordre qui peint, l’ordre qui touche ; & nous disons que cet ordre doit être dans les récits le même que celui de la chose dont on fait le recit, & que dans les cas où il s’agit de persuader, de faire consentir l’auditeur à ce que nous lui disons, l’intérêt doit regler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l’objet le plus important ». Qu’il me soit permis de faire quelques observations sur cette réponse de M. Batteux.

1°. S’il n’a pas envisagé l’ordre analytique ou grammatical, quand il a parlé d’inversion, il a fait en cela la plus grande faute qu’il soit possible de commettre en fait de langage ; il a contredit l’usage, & commis un barbarisme. Les grammairiens de tous les tems ont toujours regardé le mot inversion, comme un terme qui leur étoit propre, qui étoit relatif à l’ordre méchanique des mots dans l’élocution grammaticale : on a vu ci-dessus que c’est dans ce sens qu’en ont parlé Cicéron, Quintilien, Donat, Servius, Priscien, S. Isidore de Séville. M. Batteux ne pouvoit pas ignorer que c’est dans le même sens, que le P. du Cerceau se plaint du désordre de la construction usuelle de la langue latine ; & qu’au contraire M. de Fénelon, dans sa lettre à l’académie françoise (édit. 1740. pag. 313. & suiv.), exhorte ses confreres à introduire dans la langue françoise, en faveur de la poësie, un plus grand nombre d’inversions qu’il n’y en a. « Notre langue, dit-il, est trop severe sur ce point ; elle ne permet que des inversions douces : au contraire les anciens facilitoient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, la variété & les expressions passionnées ; les inversions se tournoient en grandes figures, & tenoient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux ». M. Batteux lui-même, en annonçant ce qu’il se propose de discuter sur cette matiere, en parle de maniere à faire croire qu’il prend le mot d’inversion dans le même sens que les autres, « L’objet, dit-il, (pag. 295.) de cet examen se réduit à reconnoître quelle est la différence de la structure des mots dans les deux langues, & quelles sont les causes de ce qu’on appelle gallicisme, latinisme, &c. » Or je le demande : ce mot structure n’est-il pas rigoureusement relatif au méchanisme des langues, & ne signifie-t-il pas la disposition artificielle des mots, autorisée dans chaque langue, pour atteindre le but qu’on

s’y propose, qui est l’énonciation de la pensée ? N’est-ce pas aussi du méchanisme propre à chaque langue, que naissent les idiotismes ? Voyez Idiotisme.

Je sens bien que l’auteur m’alléguera la déclaration qu’il fait ici expressément, & qu’il avoit assez indiquée dès la premiere édition, qu’il n’envisage que l’ordre oratoire ; qu’il ne donne le nom d’inversion qu’au renversement de cet ordre, & que l’usage des mots est arbitraire, pourvû que l’on ait la précaution d’établir, par de bonnes définitions, le sens que l’on prétend y attacher ; mais la liberté d’introduire, dans le langage même des sciences & des arts, des mots absolument nouveaux, & de donner à des mots déja connus un sens différent de celui qui leur est ordinaire, n’est pas une licence effrénée qui puisse tout changer sans retenue, & innover sans raison ; dabitur licentia sumpta pudenter. Hor. art poet. 51. il faut montrer l’abus de l’ancien usage, & l’utilité ou même la nécessité du changement ; sans quoi, il faut respecter inviolablement l’usage du langage didactique, comme celui du langage national, quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi. Ibid. 72. M. Batteux a-t-il pris ces précautions ? a-t-il prévenu l’équivoque & l’incertitude par une bonne définition ? Au contraire, quoiqu’il soit peut-être vrai au fond que l’inversion, telle qu’il l’entend, ne puisse l’être que par rapport à l’ordre oratoire ; il semble avoir affecté de faire croire qu’il ne prétendoit parler que de l’inversion grammaticale ; il annonce dès le commencement qu’il trouve singuliere la conséquence d’un raisonnement du P. du Cerceau sur les inversions, qui ne sont assurément que les inversions grammaticales (pag. 298) ; & il prétend qu’il pourroit bien arriver que l’inversion fût chez nous plutôt que chez les Latins. N’est-ce pas à la faveur de la même équivoque, que MM. Pluche & Chompré, amis & prosélytes de M. Batteux, ont fait de sa doctrine nouvelle sur l’inversion, sous ses propres yeux, & pour ainsi dire sur son bureau le fondement de leur système d’enseignement, & de leur méthode d’étudier les langues ?

2°. S’il y a dans l’esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies pour le méchanisme de la langue dans laquelle il s’agit de s’exprimer, (ce sont les termes de M. Batteux) ; il peut donc y avoir dans l’élocution un arrangement des mots, qui soit le renversement de cet arrangement grammatical qui existe dans l’esprit, qui soit inversion grammaticale ; & c’est précisément l’espece d’inversion, reconnue comme telle jusqu’à présent par tous les Grammairiens, & la seule à laquelle il faille en donner le nom : mais expliquons-nous. Un arrangement grammatical dans l’esprit, veut dire sans doute un ordre dans la succession des idées, lequel doit servir de guide à la grammaire ? cela posé, faut-il dire que cet arrangement est relatif aux regles, ou que les regles sont relatives à cet arrangement ? La premiere expression me sembleroit indiquer que l’arrangement grammatical ne seroit dans l’esprit, que comme le résultat des regles arbitraires du méchanisme propre de chaque langue ; d’où il s’ensuivroit que chaque langue devroit produire son arrangement grammatical particulier. La seconde expression suppose que cet arrangement grammatical préexiste dans l’esprit, & qu’il est le fondement des regles méchanique de chaque langue. En cela même je la crois préférable à la premiere, parce que, comme le disent les Jurisconsultes, regula est quæ rem quæ est, breviter enarrat ; non ut ex regula jus sumatur, sed ex jure, quod est, regula fiat. Paul. juriscons. lib. I. de reg. jur. Quoiqu’il en soit, dès que M. Batteux reconnoît cet arrangement grammatical dans l’esprit, il me semble que ce doit être celui dont j’ai ci-de-