Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la république. Aussi se soumettoient-ils de leur propre mouvement à la censure de tous les vieillards ; jamais ils ne rencontroient un homme d’âge, qu’ils ne s’arrêtassent par respect jusqu’à ce qu’il fût passé ; & quand ils étoient assis, ils se levoient sur le champ à son abord. C’est ce qui faisoit dire aux autres peuples de la Grece, que si la derniere saison de la vie avoit quelque chose de flatteur, ce n’étoit qu’à Lacédémone.

Dans cette république l’oisiveté des jeunes gens étoit mise au rang des fautes capitales, tandis qu’on la regardoit comme une marque d’honneur dans les hommes faits ; car elle servoit à discerner les maîtres des esclaves : mais avant que de goûter les douceurs du repos, il falloit s’être continuellement exercé dans la jeunesse à la lutte, à la course, au saut, aux combats, aux évolutions militaires, à la chasse, à la danse, & même aux petits brigandages. On imposoit quelquefois à un enfant un châtiment bien singulier : on mordoit le doigt à celui qui avoit failli : Hésychius vous dira les noms différens qu’on donnoit aux jeunes gens, selon l’ordre de l’âge & des exercices, je n’ose entrer dans ce genre de détails.

Les peres, en certains jours de fêtes, faisoient enivrer leurs esclaves, & les produisoient dans cet état méprisable devant la jeunesse de Lacédémone, afin de la préserver de la débauche du vin, & lui enseigner la vertu par les défauts qui lui sont opposés ; comme qui voudroit faire admirer les beautés de la nature, en montrant les horreurs de la nuit.

Le larcin étoit permis aux enfans de Lacédémone, pour leur donner de l’adresse, de la ruse & de l’activité, & c’étoit le même usage chez les Crétois. Lycurgue, dit Montagne, considéra au larcin, la vivacité, diligence, hardiesse, ensemble l’utilité qui revient au public, que chacun regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien ; & le législateur estima que de cette double institution à assaillir & à défendre, il s’en tireroit du fruit pour la science militaire de plus grande considération que n’étoit le desordre & l’injustice de semblables vols, qui d’ailleurs ne pouvoient consister qu’en quelques volailles ou légumes ; cependant ceux qui étoient pris sur le fait, étoient châtiés pour leur mal-adresse.

Ils craignoient tellement la honte d’être découverts, qu’un d’eux ayant volé un petit renard, le cacha sous sa robe, & souffrit, sans jetter un seul cri, qu’il lui déchirât le ventre avec les dents jusqu’à ce qu’il tomba mort sur la place. Ce fait ne doit pas paroître incroyable, dit Plutarque, à ceux qui savent ce que les enfans de la même ville font encore. Nous en avons vû, continue cet historien, expirer sous les verges, sur l’autel de Diane Orthia, sans dire une seule parole.

Cicéron avoit aussi été témoin du spectacle de ces enfans, qui pour prouver leur patience dans la douleur, souffroient, à l’âge de sept ans, d’être fouettés jusqu’au sang, sans altérer leur visage. La coutume ne l’auroit pas chez nous emporté sur la nature ; car notre jugement empoisonné par les délices, la mollesse, l’oisiveté, la lâcheté, la paresse, nous l’avons perverti par d’honteuses habitudes. Ce n’est pas moi qui parle ainsi de ma nation, on pourroit s’y tromper à cette peinture, c’est Cicéron lui-même qui porte ce témoignage des Romains de son siecle ; & pour que personne n’en doute, voici ses propres termes : nos umbris delitiis, otio, languore, desidiâ, animum infetimus, maloque more delinitum, mollivimus. Tusc. quæst. liv. V. cap. xxvij.

Telle étoit encore l’éducation des enfans de Sparte, qu’elle les rendoit propres aux travaux les plus rudes. On formoit leur corps aux rigueurs de toutes les saisons ; on les plongeoit dans l’eau froide pour les endurcir aux fatigues de la guerre, & on les fai-

soit coucher sur des roseaux qu’ils étoient obligés

d’aller arracher dans l’Eurotas, sans autre instrument que leurs seules mains.

On reprocha publiquement à un jeune spartiate de s’être arrêté pendant l’orage sous le couvert d’une maison, comme auroit fait un esclave. Il étoit honteux à la jeunesse d’être vue sous le couvert d’un autre toît que celui du ciel, quelque tems qu’il fît. Après cela, nous étonnerons-nous que de tels enfans devinssent des hommes si forts, si vigoureux & si courageux ?

Lacédémone pendant environ sept siecles n’eut point d’autres murailles que les boucliers de ses soldats, c’étoit encore une institution de Lycurgue : « Nous honorons la valeur, mais bien moins qu’on ne faisoit à Sparte ; aussi n’éprouvons-nous pas à l’aspect d’une ville fortifiée, le sentiment de mépris dont étoient affectés les Lacédémoniens. Quelques-uns d’eux passant sous les murs de Corinthe ; quelles femmes, demanderent-ils, habitent cette ville ? Ce sont, leur répondit-on, des Corinthiens : Ne savent-ils pas, reprirent-ils, ces hommes vils & lâches, que les seuls remparts impénétrables à l’ennemi, sont des citoyens déterminés à la mort » ? Philippe ayant écrit aux Spartiates, qu’il empêcheroit leurs entreprises : Quoi ! nous empêcherois-tu de mourir, lui répondirent-ils ? L’histoire de Lacédémone est pleine de pareils traits ; elle est tout miracle en ce genre.

Je sçais, comme d’autres, le prétendu bon mot du sybarite, que Plutarque nous a conservé dans Pélopidas. On lui vantoit l’intrépidité des Lacédémoniens à affronter la mort dans les périls de la guerre. Dequoi s’étonne-t-on, répondit cet homme voluptueux, de les voir chercher dans les combats une mort qui les délivre d’une vie misérable. Le sybarite se trompoit ; un spartiate ne menoit point une triste vie, une vie misérable ; il croyoit seulement que le bonheur ne consiste ni à vivre ni à mourir, mais à faire l’un & l’autre avec gloire & avec gaieté. « Il n’étoit pas moins doux à un lacédémonien de vivre à l’ombre des bonnes lois, qu’aux Sybarites à l’ombre de leurs bocages. Que dis-je ! Dans Suze même, au milieu de la mollesse, le spartiate ennuyé soupiroit après ses grossiers festins, seuls convenables à son tempérament ». Il soupiroit après l’instruction publique des salles qui nourrissoit son esprit ; après les fatiguans exercices qui conservoient sa santé ; après sa femme, dont les faveurs étoient toujours des plaisirs nouveaux ; enfin après des jeux dont ils se délassoient à la guerre.

Au moment que les Spartiates entroient en campagne, leur vie étoit moins pénible, leur nourriture plus délicate, & ce qui les touchoit davantage, c’étoit le moment de faire briller leur gloire & leur valeur. On leur permettoit à l’armée, d’embellir leurs habits & leurs armes, de parfumer & de tresser leurs longs cheveux. Le jour d’une bataille, ils couronnoient leurs chapeaux de fleurs. Dès qu’ils étoient en présence de l’ennemi, leur roi se mettoit à leur tête, commandoit aux joueurs de flûte de jouer l’air de Castor, & entonnoit lui-même l’hymne pour signal de la charge. C’étoit un spectacle admirable & terrible de les voir s’avancer à l’ennemi au son des flûtes, & affronter avec intrépidité, sans jamais rompre leurs rangs, toutes les horreurs du trépas. Liés par l’amour de la patrie, ils périssoient tous ensemble, ou revenoient victorieux.

Quelques Chalcidiens arrivant à Lacédémone, allerent voir Argiléonide, mere de Brasidas, qui venoit d’être tué en les défendant contre les Athéniens. Argiléonide leur demanda d’abord les larmes aux yeux, si son fils étoit mort en homme de cœur, & s’il étoit digne de son pays. Ces étrangers pleins