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tation donnoit un avis salutaire, les éphores respectoient la proposition ; mais ils empruntoient la voix d’un homme de bien pour faire passer cet avis ; autrement le peuple ne l’auroit pas autorisé. C’est ainsi que les magistrats accoutumerent les Spartiates à se laisser plutôt persuader par les bonnes mœurs, que par toute autre voie.

Ce n’étoit pas chez eux que manquoit le talent de manier la parole : il regne dans leurs discours & dans leurs reparties une certaine force, une certaine grandeur, que le sel attique n’a jamais su mettre dans toute l’éloquence de leurs rivaux. Ils ne se sont pas amusés comme les citoyens d’Athènes, à faire retentir les théatres de satyres & de railleries ; un seul bon mot d’Eudamidas obscurcit la scene outrageante de l’Andromaque. Ce lacédémonien se trouvant un jour dans l’Académie, & découvrant le philosophe Xénocrate déja fort âgé, qui étudioit la Philosophie, demanda qui étoit ce vieillard. C’est un sage, lui répondit-on, qui cherche la vertu. Eh quand donc en usera-t-il s’il la cherche encore, repartit Eudamidas ? Mais aussi les hommes illustres d’Athènes étoient les premiers à préférer la conduite des Lacédémoniens à toutes les leçons des écoles.

Il est très plaisant de voir Socrate se moquant à sa maniere d’Hippias, qui lui disoit qu’à Sparte, il n’avoit pas pu gagner un sol à régenter ; que c’étoient des gens sans goût, qui n’estimoient ni la grammaire, ni le rythme, s’amusant à étudier l’histoire & le caractere de leurs rois, l’établissement & la décadence des états, & autres choses de cette espece. Alors Socrate sans le contredire, lui fait avouer en détail l’excellence du gouvernement de Sparte, le mérite de ses citoyens, & le bonheur de leur vie privée, lui laissant à tirer la conclusion de l’inutilité des arts qu’il professoit.

En un mot, l’ignorance des Spartiates dans ces sortes d’arts, n’étoit pas une ignorance de stupidité, mais de préceptes, & Platon même en demeuroit d’accord. Cependant malgré l’austérité de leur politique, il y a eu de très-beaux esprits sortis de Lacédémone, des philosophes, des poëtes célebres, & des auteurs illustres, dont l’injure des tems nous a dérobé les ouvrages. Les soins que se donna Lycurgue pour recueillir les œuvres d’Homere, qui seroient perdues sans lui ; les belles statues dont Sparte étoit embellie, & l’amour des Lacédémoniens pour les tableaux de grands maîtres, montrent qu’ils n’étoient pas insensibles aux beautés de tous les Arts.

Passionnés pour les poésies de Terpandre, de Spendon, & d’Alcman, ils défendirent à tout esclave de les chanter, parce que selon eux, il n’appartenoit qu’à des hommes libres de chanter des choses divines.

Ils punirent à la vérité Timothée de ce qu’aux sept cordes de la Musique il en avoit ajouté quatre autres ; mais c’étoit parce qu’ils craignirent que la mollesse de cette nouvelle harmonie n’altérât la sévérité de leurs mœurs. En même tems ils admirerent le génie de l’artiste ; ils ne brûlerent pas sa lyre, au contraire ils la suspendirent à la voûte d’un de leurs plus beaux bâtimens où l’on venoit prendre le frais, & qui étoit un ouvrage de Théodore de Samos. Ils chasserent aussi le poëte Archiloque de Sparte ; mais c’étoit pour avoir dit en vers, qu’il convenoit mieux de fuir & de sauver sa vie, que de périr les armes à la main. L’exil auquel ils le condamnerent ne procédoit pas de leur indifférence pour la poésie, mais de leur amour pour la valeur.

C’étoit encore par des principes de sagesse que l’architecture de leurs maisons n’employoit que la coignée & la scie. Un Lacédémonien, je puis le nommer, c’étoit le roi Léotichidas, qui soupant un jour à Corinthe, & voyant dans la salle où on le

reçut, des pieces de bois dorées & richement travaillées, demanda froidement à son hôte, si les arbres chez eux croissoient de la sorte ; cependant ces mêmes Spartiates avoient des temples superbes. Ils avoient aussi un magnifique théatre qui servoit au spectacle des exercices, des danses, des jeux, & autres représentations publiques. La description que Pausanias a faite des décorations de leurs temples & de la somptuosité de ce théatre, prouve assez que ce peuple savoit étaler la magnificence dans les lieux où elle étoit vraiment convenable, & proscrire le luxe des maisons particulieres où son éclat frivole ne satisfait que les faux besoins de la vanité.

Mais comme leurs ouvriers étoient d’une industrie, d’une patience, & d’une adresse admirable, ils porterent leurs talens à perfectionner les meubles utiles, & journellement nécessaires. Les lits, les tables, les chaises des Lacédémoniens étoient mieux travaillées que par-tout ailleurs. Leur poterie étoit plus belle & plus agréable ; on vantoit en particulier la forme du gobelet laconique nommé cothon, sur-tout à cause du service qu’on en tiroit à l’armée. La couleur de ce gobelet, dit Critias, cachoit à la vûe la couleur dégoutante des eaux bourbeuses, qu’on est quelquefois obligé de boire à la guerre ; les impuretés se déposoient au fond de ce gobelet, & ses bords quand on buvoit arrêtoient en-dedans le limon, ne laissant venir à la bouche que l’eau pure & limpide.

Pour ce qui regarde la culture de l’esprit & du langage, les Lacédémoniens loin de la négliger, vouloient que leurs enfans apprissent de bonne heure à joindre la force & l’élégance des expressions, à la pureté des pensées. Ils vouloient, dit Plutarque, que leurs réponses toûjours courtes & justes, fussent pleines de sel & d’agrément. Ceux qui par précipitation ou par lenteur d’esprit, répondoient mal, ou ne répondoient rien, étoient châtiés : un mauvais raisonnement se punissoit à Sparte, comme une mauvaise conduite ; aussi rien n’en imposoit à la raison de ce peuple. « Un lacédémonien exemt dès le berceau des caprices & des humeurs de l’enfance, étoit dans la jeunesse affranchi de toute crainte ; moins superstitieux que les autres grecs, les Spartiates citoient leur religion & leurs rits au tribunal du bon sens ». Aussi Diogène arrivant de Lacédémone à Athènes, répondit avec transport à ceux qui lui demandoient d’où il venoit : « je viens de quitter des hommes ».

Tous les peuples de la Grece avoient consacré des temples sans nombre à la Fortune ; les seuls Lacédémoniens ne lui avoient dressé qu’une statue, dont ils n’approchoient jamais : ils ne recherchoient point les faveurs de cette déesse, & tâchoient par leur vertu de se mettre à l’abri de ses outrages.

S’ils n’étoient pas toûjours heureux,
Ils savoient du-moins être sages.

On sait ce grand mot de l’antiquité, Spartam nactus es, hanc orna : « vous avez rencontré une ville de Sparte, songez à lui servir d’ornement ». C’étoit un proverbe noble, pour exhorter quelqu’un dans les occasions importantes à se regler pour remplir l’attente publique sur les sentimens & sur la conduite des Spartiates. Quand Cimon vouloit détourner ses compatriotes de prendre un mauvais parti : « pensez bien, leur disoit-il, à celui que suivroient les Lacédémoniens à votre place ».

Voilà quel étoit le lustre de cette république célebre, bien supérieure à celle d’Athènes ; & ce fut le fruit de la seule législation de Lycurgue. Mais, comme l’observe M. de Montesquieu, quelle étendue de génie ne fallut-il pas à ce grand homme,