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ennemis ; voyez en nous le germe de passions qui nous unissent à la société : c’est au législateur à réprimer les unes, à exciter les autres ; c’est en excitant ces passions sociales qu’il disposera les citoyens à l’esprit de communauté.

Il peut par des lois qui imposent aux citoyens de se rendre des services mutuels, leur faire une habitude de l’humanité ; il peut par des lois faire de cette vertu un des ressorts principaux de son gouvernement. Je parle d’un possible, & je le dis possible, par ce qu’il a été réel sous l’autre hémisphere. Les lois du Pérou tendoient à unir les citoyens par les chaînes de l’humanité ; & comme dans les autres législations elles défendent aux hommes de se faire du mal, au Pérou elles leur ordonnoient sans cesse de se faire du bien. Ces lois en établissant (autant qu’il est possible hors de l’état de nature) la communauté des biens, affoiblissoient l’esprit de propriété, source de tous les vices. Les beaux jours, les jours de fête étoient au Pérou les jours où on cultivoit les champs de l’état, le champ du vieillard ou celui de l’orphelin : chaque citoyen travailloit pour la masse des citoyens ; il déposoit le fruit de son travail dans les magasins de l’état, & il recevoit pour récompense le fruit du travail des autres. Ce peuple n’avoit d’ennemis que les hommes capables du mal ; il attaquoit des peuples voisins pour leur ôter des usages barbares ; les Incas vouloient attirer toutes les nations à leurs mœurs aimables. En combattant les antropophages mêmes, ils évitoient de les détruire, & ils sembloient chercher moins la soumission que le bonheur des vaincus.

Le législateur peut établir un rapport de bienveillance de lui à son peuple, de son peuple à lui, & par-là étendre l’esprit de communauté. Le peuple aime le prince qui s’occupe de son bonheur ; le prince aime des hommes qui lui confient leur destinée ; il aime les témoins de ses vertus, les organes de sa gloire. La bienveillance fait de l’état une famille qui n’obéit qu’à l’autorité paternelle ; sans la superstition qui abrutissoit son siecle & rendoit ses peuples féroces, que n’auroit pas fait en France un prince comme Henri IV ! Dans tous les tems, dans toutes les monarchies, les princes habiles ont fait usage du ressort de la bienveillance ; le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un roi est celui qu’un historien danois fait de Canut-le-Bon : il vécut avec ses peuples comme un pere avec ses enfans. L’amitié, la bienfaisance, la générosité, la reconnoissance seront nécessairement des vertus communes dans un gouvernement dont la bienveillance est un des principaux ressorts ; ces vertus ont composé les mœurs chinoises jusqu’au regne de Chi-T-Sou. Quand les empereurs de cet empire, trop vaste pour une monarchie réglée, ont commencé à y faire sentir la crainte, quand ils ont moins fait dépendre leur autorité de l’amour des peuples que de leurs soldats tartares, les mœurs chinoises ont cessé d’être pures, mais elles sont restées douces.

On ne peut imaginer quelle force, quelle activité, quel enthousiasme, quel courage peut répandre dans le peuple cet esprit de bienveillance, & combien il intéresse toute la nation à la communauté ; j’ai du plaisir à dire qu’en France on en a vu des exemples plus d’une fois : la bienveillance est le seul remede aux abus inévitables dans ces gouvernemens qui par leurs constitutions laissent le moins de liberté aux citoyens & le moins d’égalité entr’eux. Les lois constitutives & civiles inspireront moins la bienveillance que la conduite du législateur, & les formes avec lesquelles on annonce & on exécute ses volontés.

Le législateur excitera le sentiment de l’honneur, c’est-à-dire le desir de l’estime de soi-même & des autres, le desir d’être honoré, d’avoir des honneurs.

C’est un ressort nécessaire dans tous les gouvernemens ; mais le législateur aura soin que ce sentiment soit comme à Sparte & à Rome, uni à l’esprit de communauté, & que le citoyen attaché à son propre honneur & à sa propre gloire, le soit, s’il se peut, davantage à l’honneur & à la gloire de sa patrie. Il y avoit à Rome un temple de l’honneur, mais on ne pouvoit y entrer qu’en passant par le temple de la vertu. Le sentiment de l’honneur séparé de l’amour de la patrie, peut rendre les citoyens capables de grands efforts pour elle, mais il ne les unit pas entr’eux, au contraire il multiplie pour eux les objets de jalousie : l’intérêt de l’état est quelquefois sacrifié à l’honneur d’un seul citoyen, & l’honneur les porte tous plus à se distinguer les uns des autres, qu’à concourir sous le joug des devoirs au maintien des lois & au bien général.

Le législateur doit-il faire usage de la religion comme d’un ressort principal dans la machine du gouvernement ?

Si cette religion est fausse, les lumieres en se répandant parmi les hommes feront connoître sa fausseté, non pas à la derniere classe du peuple, mais aux premiers ordres des citoyens, c’est-à-dire aux hommes destinés à conduire les autres, & qui leur doivent l’exemple du patriotisme & des vertus : or si la religion avoit été la source de leurs vertus, une fois désabusés de cette religion, on les verroit changer leurs mœurs, ils perdroient un frein & un motif, & ils seroient détrompés.

Si cette religion est la vraie, il peut s’y mêler de nouveaux dogmes, de nouvelles opinions ; & cette nouvelle maniere de penser peut être opposée au gouvernement. Or si le peuple est accoutumé d’obéir par la force de la religion plus que par celle des lois, il suivra le torrent de ses opinions, & il renversera la constitution de l’état, ou il n’en suivra plus l’impulsion. Quels ravages n’ont pas fait en Vestphalie les Anabatistes ! Le carême des Abissins les affoiblissoit au point de les rendre incapables de soutenir les travaux de la guerre. Ne sont-ce pas les Puritains qui ont conduit le malheureux Charles I. sur l’échafaut ? Les Juifs n’osoient combattre le jour du sabat.

Si le législateur fait de la religion un ressort principal de l’état, il donne nécessairement trop de crédit aux prêtres, qui prendront bientôt de l’ambition. Dans les pays où le législateur a pour ainsi dire amalgamé la religion avec le gouvernement, on a vu les prêtres devenus importans, favoriser le despotisme pour augmenter leur propre autorité, & cette autorité une fois établie, menacer le despotisme & lui disputer la servitude des peuples.

Enfin la religion seroit un ressort dont le législateur ne pourroit jamais prévoir tous les effets, & dont rien ne peut l’assurer qu’il seroit toujours le maître : cette raison suffit pour qu’il rende les lois principales soit constitutives, soit civiles, & leur exécution indépendante du culte & des dogmes religieux ; mais il doit respecter, aimer la religion, & la faire aimer & respecter.

Le législateur ne doit jamais oublier la disposition de la nature humaine à la superstition, il peut compter qu’il y en aura dans tous les tems & chez tous les peuples : elle se mêlera même toujours à la véritable religion. Les connoissances, les progrès de la raison sont les meilleurs remedes contre cette maladie de notre espece ; mais comme jusqu’à un certain point elle est incurable, elle mérite beaucoup d’indulgence.

La conduite des Chinois à cet égard me paroît excellente. Des philosophes sont ministres du prince, & les provinces sont couvertes de pagodes & de dieux : on n’use jamais de rigueur envers ceux qui les adorent ; mais lorsqu’un dieu n’a pas exaucé les