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dans l’état où il y a le plus de lois, il y ait aussi le plus de déréglement.

L’incertitude & l’inefficacité des lois procede de leur multiplicité, de leurs vices dans la composition, dans le style & dans la sanction, du partage des interpretes, de la contradiction des jugemens, &c.

Les lois sont, comme au pillage, entre les mains de ce cortege nombreux de jurisconsultes qui les commentent. La seule vûe de leurs compilations a de quoi terrasser l’esprit le plus infatigable. Leurs gloses & leurs subtilités sont les lacets de la chicane. Toutes les citations, si ce n’est celles de la loi, devroient être interdites au barreau. Ce ne sont que des hommes que l’on montre à d’autres hommes, & c’est par des raisons, & non par des autorités qu’il faut décider les cas douteux.

Il y a des lois rétroactives qui viennent au secours des lois antérieures, & qui en étendent l’effet sur les cas qu’elles n’avoient pas prévus. Il faut très rarement de ces lois à deux fins, qui portent sur le passé & sur l’avenir.

Une loi rétroactive doit confirmer, & non pas réformer celle qui la précede ; la réforme cause toujours des mouvemens de trouble, au lieu que les lois en confirmation affermissent l’ordre & la tranquillité.

Dans un état où il n’y a point de lois fondamentales, la succession à l’empire ne sauroit être fixe, puisque le successeur est déclaré par le prince, par ses ministres, ou par une guerre civile ; que de desordres & de maux en résultent !

Les lois ont sagement établi des formalités dans l’administration de la justice, parce que ces formalités sont le palladium de la liberté. Mais le nombre des formalités pourroit être si grand, qu’il choqueroit le but des lois mêmes qui les auroient établies : alors les affaires n’auroient point de fin, la propriété des biens resteroit incertaine, on ruineroit les parties à force de les examiner. Il y a des pays en Europe, où les sujets sont dans ce cas-là.

Les princes ont donné de bonnes lois, mais quelquefois si mal-à propos qu’elles n’ont produit que de fâcheux effets. Louis le Débonnaire révolta contre lui les évêques par des lois rigides qu’il leur prescrivit, & qui alloient au-delà du but qu’il devoit se proposer dans la conjoncture des tems.

Pour connoître, pour peindre le génie des nations & des rois, il faut éclairer leur histoire par leurs lois, & leurs lois par leur histoire. Les lois de Charlemagne montrent un prince qui comprend tout par son esprit de prévoyance, unit tout par la force de son génie. Par ses lois, les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés, les négligences corrigées, les abus réformés ou prévenus. Un pere de famille pourroit y apprendre à gouverner sa maison : il ordonnoit qu’on vendît les œufs des basse-cours de son domaine, & les herbes inutiles de son jardin ; & l’on sait par l’histoire qu’il avoit distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, & les immenses trésors de ces Huns qui avoient ravagé l’univers.

Dans toute société, c’est la force ou la loi qui domine. Tantôt la force se couvre de la loi, tantôt la loi s’appuie de la force. De là trois sortes d’injustices, la violence ouverte, celle qui marche à l’ombre de la loi, & celle qui naît de la rigueur de la loi.

Les passions & les préjugés des législateurs passent quelquefois au-travers de leurs lois, & s’y teignent ; quelquefois elles y restent & s’y incorporent.

Justinien s’avisa dans un tems de décadence de réformer la jurisprudence des siecles éclairés. Mais c’est des jours de lumieres qu’il convient de corriger les jours de ténebres.

Je finis malgré moi toutes ces réflexions qui portent sur les lois en général, mais je parlerai séparément des lois fondamentales, civiles, criminelles, divines, humaines, morales, naturelles, pénales, politiques, somptuaires, &c. & je tâcherai d’en développer en peu de mots la nature, le caractere, l’esprit & les principes. (D. J.)

Loi, proposition & sanction d’une, (Hist. rom.) c’est un point fort curieux dans l’histoire romaine que l’objet de l’établissement d’une loi. Nous avons donc lieu de penser que le lecteur sera bien-aise d’être instruit des formalités qui se pratiquoient dans cette occasion.

Celui qui avoit dessein, dans Rome, d’établir quelque loi, qu’il savoit être du goût des principaux de la république, la communiquoit au sénat, afin qu’elle acquît un nouveau poids par l’approbation de cet illustre corps. Si au contraire le porteur de la loi étoit attaché aux intérêts du peuple, il tâchoit de lui faire approuver la loi qu’il vouloit établir, sans en parler au sénat. Il étoit cependant obligé d’en faire publiquement la lecture, avant que d’en demander la ratification, afin que chacun en eût connoissance. Après cela, si la loi regardoit les tribus, le tribun faisoit assembler le peuple dans la place ; & si elle regardoit les centuries, ce premier magistrat convoquoit l’assemblée des citoyens dans le champ de Mars. Là un crieur public répétoit mot-à-mot la loi qu’un scribe lui lisoit ; ensuite, si le tribun le permettoit, le porteur de la loi, un magistrat, & quelquefois même un simple particulier, autorisé par le magistrat, pouvoit haranguer le peuple pour l’engager à recevoir ou à rejetter la loi. Celui qui réussissoit à faire accepter la loi, en étoit appellé l’auteur.

Quand il s’agissoit d’une affaire de conséquence, on portoit une urne ou cassette, dans laquelle on renfermoit les noms des tribus ou des centuries, selon que les unes ou les autres étoient assemblées. On remuoit ensuite doucement la cassette, de peur qu’il n’en tombât quelque nom ; & quand ils étoient mêlés, on les tiroit au hazard ; pour lors, chaque tribu & chaque centurie prenoit le rang de son billet pour donner son suffrage. On le donna d’abord de vive voix ; mais ensuite il fut établi qu’on remettroit à chaque citoyen deux tablettes, dont l’une rejettoit la nouvelle loi en approuvant l’ancienne, & pour cela cette tablette étoit marquée de la lettre A, qui signifioit ancienne ; l’autre tablette portoit les deux lettres U. R. c’est-à-dire, soit fait comme vous le demandez, uti rogas.

Pour éloigner toute fraude, on distribuoit ces tablettes avec beaucoup d’attention. On élevoit alors dans la place où se tenoient les assemblées plusieurs petits théâtres ; sur les premiers qui étoient les plus élevés, on posoit les cassettes où étoient renfermées les tablettes qu’on délivroit à ceux qui devoient donner leurs suffrages ; & sur les derniers étoient d’autres cassettes où l’on remettoit lesdites tablettes qui portoient le suffrage. De-là vint le proverbe, les jeunes gens chassent du théâtre les sexagénaires, parce qu’après cet âge, on n’avoit plus de droit aux charges publiques.

On élevoit autant de théâtres qu’il y avoit de tribus dans les assemblées des tribus ; savoir 35, & dans les assemblées de centuries, autant qu’il y avoit de centuries, savoir 193.

Il faut maintenant indiquer la maniere de donner les suffrages. On prenoit les tablettes qui étoient à l’entrée du théâtre, & après l’avoir traversé, on les remettoit dans la cassette qui étoit au bout. D’abord après que chaque centurie avoit remis ses tablettes, les gardes qui avoit marqué les suffrages par des points, les comptoient, afin d’annoncer finalement la