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paroît un peu moins sévere, & se contente de dire que les dieux ne doivent jamais paroître sur la scène à moins que le nœud ne soit digne de leur présence.

Nec deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Inciderit.

Art. poet.

Mais au fonds, le mot dignus emporte une nécessité absolue. Voyez Intrigue. Outre les dieux, les anciens introduisoient des ombres, comme dans les Perses d’Eschyle, où l’ombre de Darius paroît. A leur imitation Shakespear en a mis dans hamlet & dans macbet : on en trouve aussi dans les pieces de Hardy, la statue du festin de Pierre, le Mercure & le Jupiter dans l’Amphitrion de Moliere sont aussi des machines, & comme des restes de l’ancien goût dont on ne s’accommoderoit pas aujourd’hui. Aussi Racine dans son Iphigénie, a t-il imaginé l’épisode d’Eriphile, pour ne pas souiller la scene par le meurtre d’une personne aussi aimable & aussi vertueuse qu’il falloit représenter Iphigénie, & encore parce qu’il ne pouvoit dénouer sa tragédie par le secours d’une déesse & d’une métamorphose, qui auroit bien pû trouver créance dans l’antiquité, mais qui seroit trop incroyable & trop absurde parmi nous. On a relégué les machines à l’Opéra, & c’est bien là leur place.

Il en est tout autrement dans l’épopée ; les machines y sont nécessaires à tout moment & par-tout. Homere & Virgile ne marchent, pour ainsi dire, qu’appuyés sur elles. Pétrone, avec son feu ordinaire, soutient que le poëte doit être plus avec les dieux qu’avec les hommes, & laisser par-tout des marques de la verve prophétique, & du divin enthousiasme qui l’échauffe & l’inspire ; que ses pensées doivent être remplies de fables, c’est à-dire d’allégories & de figures. Enfin il veut que le poëme se distingue en tout point de l’Histoire, mais sur-tout moins par la mesure des vers, que par ce feu poétique qui ne s’exprime que par allégories, & qui ne fait rien que par machines, ou par l’intervention des dieux.

Il faut, par exemple, qu’un poëte laisse à l’historien raconter qu’une flotte a été dispersée par la tempête, & jettée sur des côtes étrangeres, mais pour lui il doit dire avec Virgile, que Junon s’adresse à Eole, que ce tyran des mers déchaîne & souleve les vents contre les Troïens, & faire intervenir Neptune pour les préserver du naufrage. Un historien dira qu’un jeune prince s’est comporté dans toutes les occasions avec beaucoup de prudence & de discrétion, le poëte doit dire avec Homere que Minerve conduisoit son héros par la main. Qu’il laisse raconter à l’historien, qu’Agamemnon dans sa querelle avec Achille, voulut faire entendre à ce prince, quoiqu’avec peu de fondement, qu’il pouvoit prendre Troie sans son secours. Le poëte doit représenter Thétis, irritée de l’affront qu’a reçu son fils, volant aux cieux pour demander vengeance à Jupiter, & dire que ce dieu pour la satisfaire envoie à Agamemnon un songe trompeur, qui lui persuade que ce même jour-là il se rendra maître de Troie.

C’est ainsi que les poëtes épiques se servent de machines dans toutes les parties de leurs ouvrages. Qu’on parcoure l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéïde, on trouvera que l’exposition fait mention de ces machines, c’est-à-dire de ces dieux ; que c’est à eux que s’adresse l’invocation ; que la narration en est remplie, qu’ils causent les actions, forment les nœuds, & les démêlent à la fin du poëme ; c’est ce qu’Aristote a condamné dans ses regles du drame, mais ce qu’ont observé Homere & Virgile dans l’épopée. Ainsi Minerve accompagne & dirige Ulysse dans tous les périls ; elle combat pour lui contre tous les amans de Pénélope ; elle aide à cette princesse à s’en défaire,

& au dernier moment, elle conclut elle-même la paix entre Ulysse & ses sujets, ce qui termine l’Odyssée. De même dans l’Enéïde, Vénus protege son fils, & le fait à la fin triompher de tous les obstacles que lui opposoit la haine invétérée de Junon.

L’usage des machines dans le poëme épique, est, à quelques égards, entierement opposé à ce qu’Horace prescrit pour le dramatique. Ici elles ne doivent être admises que dans une nécessité extrême & absolue ; là il semble qu’on s’en serve à tout propos, même lorsqu’on pourroit s’en passer, bien loin que l’action les exige nécessairement. Combien de dieux & de machines Virgile n’emploie-t-il pas pour susciter cette tempête qui jette Enée sur les côtes de Carthage, quoique cet évenement eût pû facilement arriver dans le cours ordinaire de la nature ? Les machines dans l’épopée ne sont donc point un artifice du poëte pour le relever lorsqu’il a fait un faux pas, ni pour se tirer de certaines difficultés particulieres à certains endroits de son poëme ; c’est seulement la présence d’une divinité, ou quelqu’action surnaturelle & extraordinaire que le poëte insere dans la plûpart de son ouvrage, pour le rendre plus majestueux & plus admirable, ou en même tems pour inspirer à ses lecteurs des idées de respect pour la divinité ou des sentimens de vertu. Or il faut employer ce mélange de maniere que les machines puissent se retrancher sans que l’action y perde rien.

Quant à la maniere de les mettre en œuvre & de les faire agir, il faut observer que dans la Mythologie on distinguoit des dieux bons, des dieux malfaisans, & d’autres indifférens, & qu’on peut faire de chacune de nos passions autant de divinités allégoriques, en sorte que tout ce qui se passe de vertueux ou de criminel dans un poëme, peut être attribué à ces machines, ou comme cause, ou comme occasion, & se faire par leur ministere. Elles ne doivent cependant pas toutes, ni toujours agir d’une même maniere ; tantôt elles agiront sans paroître, & par de simples inspirations, qui n’auront en elles-mêmes rien de miraculeux ni d’extraordinaire, comme quand nous disons que le démon suggere telle pensée, tantôt d’une maniere tout-à-fait miraculeuse, comme lorsqu’une divinité se rend visible aux hommes, & s’en laisse connoître, ou lorsque sans se découvrir à eux, elle se déguise sous une forme humaine. Enfin le poëte peut se servir tout à la fois de chacune de ces deux manieres d’introduire une machine, comme lorsqu’il suppose des oracles, des songes, & des inspirations extraordinaires, ce que le P. le Bossu appelle des demi-machines. Dans toutes ces manieres, il faut se garder avec soin de s’écarter de la vraissemblance ; car quoique la vraissemblance s’étende fort loin lorsqu’il est question de machines, parce qu’alors elle est fondée sur la puissance divine, elle a toujours néanmoins ses bornes. Voyez Vraissemblance.

Horace propose trois sortes de machines à introduire sur le théâtre : la premiere est un dieu visiblement présent devant les acteurs ; & c’est de celle-la qu’il donne la regle dont nous avons déja parlé. La seconde espece comprend les machines plus incroyables & plus extraordinaires, comme la métamorphose de Progné en hirondelle, celle de Cadmus en serpent. Il ne les exclut, ni ne les condamne absolument, mais il veut qu’on les mette en récit & non pas en action. La troisieme espece est absolument absurde, & il la rejette totalement ; l’exemple qu’il en donne, c’est un enfant qu’on retireroit tout vivant du ventre d’un monstre qui l’auroit dévoré. Les deux premiers genres sont reçus indifféremment dans l’épopée, & dans la distinction d’Horace, qui ne regarde que le théâtre. La différence entre ce qui se passe sur la scène, & à la vûe des spectateurs, d’avec ce qu’on suppose s’achever derriere le rideau,