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Une pensée qui manque de justesse est fausse ; mais quelquefois ce défaut de justesse vient plus de l’expression qui est vicieuse, que de la fausseté de l’idée. On est exposé à ce défaut dans les vers, parce que la servitude de la rime ôte souvent l’usage du ferme propre, pour en faire adopter un autre, qui ne rend pas exactement l’idée. Tous les mots qui passent pour synonimes, ne le sont pas dans toutes les occasions.

La justesse d’esprit sait démêler le juste rapport que les choses ont ensemble ; la justesse de goût & de sentiment, fait sentir tout ce qu’il y a de fin & d’exact dans le tour, dans le choix d’une pensée, & dans celui de l’expression ; voyez l’article Gout.

C’est un des plus beaux présens que la nature puisse faire à l’homme, que la justesse d’esprit & de goût ; c’est à elle seule qu’il en faut rendre graces. Cependant lorsque la nature ne nous a pas absolument refusé ce don, nous pouvons le faire germer & l’étendre beaucoup par l’entretien fréquent des personnes, & par la lecture assidue des auteurs, en qui domine cet heureux talent. (D. J.)

Justesse, (Maréchallerie.) cheval bien ajusté ; finir un cheval, & lui donner les plus grandes justesses. Ces expressions désignent un cheval achevé dans tous les airs qu’on lui demande ; voyez Air. Toutes les justesses dépendent de celles de ferme à ferme. Voyez Ferme a ferme. Pour qu’un cheval soit parfaitement ajusté, il faut après les premieres leçons, le promener de pas sur les demi-voltes ; après l’avoir promené quelque peu, lui faire faire une demi-volte juste ; lorsqu’il y répond sans hésiter, lui en faire faire trois ou quatre tout d’une haleine ; lui apprendre ensuite à manier sur le côté, de-çà & de dela en avant : on le finit & on lui donne les justesses les plus parfaites, en lui apprenant à aller & à manier en arriere, & pour cet effet il n’y a rien de meilleur que les voltes bien rondes. Voyez Voltes.

JUSTICE, s, f. (Morale.) la justice en général est une vertu qui nous fait rendre à Dieu, à nous-mêmes, & aux autres hommes ce qui leur est dû à chacun ; elle comprend tous nos devoirs, & être juste de cette maniere, ou être vertueux, ne sont qu’une même chose.

Ici nous ne prendrons la justice que pour un sentiment d’équité, qui nous fait agir avec droiture, & rendre à nos semblables ce que nous leur devons.

Le premier & le plus considérable des besoins étant de ne point souffrir de mal, le premier devoir est de n’en faire aucun à personne, sut-tout dans ce que les hommes ont de plus cher ; savoir, la vie, l’honneur & les biens. Ce seroit contrevenir aux droits de la charité & de la justice, qui soutiennent la société ; mais en quoi précisément consiste la distinction de ces deux vertus ? 1o. On convient que la charité & la justice tirent également leur principe, de ce qui est du au prochain : à s’en tenir uniquement à ce point, l’une & l’autre étant également dûes au prochain, la charité se trouveroit justice, & la justice se trouveroit aussi charité. Cependant, selon les notions communément reçues, quoiqu’on ne puisse blesser la justice sans blesser la charité ; on peut blesser la charité sans blesser la justice. Ainsi quand on refuse l’aumône à un pauvre qui en a besoin, on n’est pas censé violer la justice, mais seulement la charité ; au lieu que de manquer à payer ses dettes, c’est violer les droits de la justice, & au même tems ceux de la charité.

2o. Tout le monde convient que les fautes ou péchés contre la justice, exigent une réparation ou restitution, a quoi n’obligent pas les péchés ou fautes contre la charité ? Sur quoi l’on demande si l’on peut jamais blesser la charité sans faire tort au prochain ; & pourquoi l’on ne dit pas en général qu’on est obli-

gé de réparer tout le mal qu’on lui a fait, & tout le

bien qu’on auroit dû lui faire.

On répond communément qu’on ne fait tort au prochain qu’en des choses auxquelles il a droit ; mais c’est remettre la même difficulté sous un autre terme. En effet, on demandera s’il n’a pas droit d’attendre qu’on fasse à son égard le bien qu’on lui doit, & qu’on s’abstienne du mal qu’on ne lui doit pas faire ? Qu’est-ce donc que le droit du prochain ; & comment arrive t-il qu’en blessant le prochain par les fautes qui sont contre la charité, & par celles qui sont contre la justice, on ne blesse point son droit dans les unes, & qu’on le blesse dans les autres ? voici là-dessus quelques pensées qui semblent conformes aux droits de la société.

Par-tout où le prochain est offensé, & où l’on manque de faire à son égard ce que l’on auroit dû, soit qu’on appelle cette faute contre la charité ou contre la justice, on lui fait tort : on lui doit quelque réparation ou restitution ; que si on ne lui en doit aucune, on n’a en rien intéressé son droit : on ne lui a fait aucun tort ; dequoi se plaint-il, & comment est-il offensé ?

Rappellons toutes les fautes qu’on a coutume de regarder comme opposées à la charité, sans les supposer contraires à la justice. Une mortification donnée sans sujet à quelqu’un, une brusquerie qu’on lui aura faite, une parole desobligeante qu’on lui aura dite, un secours, un soulagement qu’on aura manqué de lui donner dans un besoin considérable ; est-il bien certain que ces fautes n’exigent aucune réparation ou restitution ? On demande ce qu’on lui restitueroit, si on ne lui a ôté ni son honneur, ni son bien : mais ces deux sortes de bien sont subordonnés à un troisieme plus général & plus essentiel, savoir la satisfaction & le contentement. Car si l’on pouvoit être satisfait en perdant son honneur & son bien, la perte de l’un & de l’autre cesseroit en quelque sorte d’être un mal. Le mal qu’on fait au prochain consiste donc en ce qui est de contraire à la satisfaction & au contentement légitime, à quoi il pouvoit prétendre ; & quand on l’en prive contre les droits de la société humaine, pourquoi ne seroit-on pas obligé à lui en restituer autant qu’on lui en a ôté ?

Si j’ai manqué à montrer de la déférence & de la complaisance à qui je l’aurois dû, c’est lui restituer la satisfaction dont je l’ai privé mal-à-propos, que de le prévenir dans les choses qu’il pourroit une autre fois attendre de moi. Si je lui ai parlé avec hauteur ou avec dédain, avec un air brusque ou emporté ; je réparerai le desagrément que je lui ai donné, en lui parlant dans quelqu’autre occasion avec plus de douceur & de politesse qu’à l’ordinaire. Cette conduite étant une juste réparation, il semble qu’il ne la faudroit refuser à qui que ce soit, & qu’on la doit faire au moins d’une maniere tacite.

Par le principe que nous venons d’établir, on pourroit éclaircir peut-être une question qui a été agitée au sujet d’un homme qui avoit été attaqué & blessé injustement par un autre. Il demanda une somme d’argent pour dédommagement & pour se désister des poursuites qu’il intentoit en justice. L’aggresseur donna la somme convenue pour un accommodement, sans lequel il lui en auroit coûté beaucoup plus ; & c’est ce qui fit un sujet de dispute entre d’habiles gens. Quelques-uns soutinrent que le blessé ayant reçu au-delà de ce qui étoit nécessaire pour les frais de sa guérison, il devoit rendre le surplus de l’argent reçu. Mais est-il dédommagé, demandoient les autres, du tort qu’il a souffert dans sa personne par la douleur, l’ennui & la peine de la maladie ; & cela ne demande-t-il nulle réparation ? Non, disoient les premiers : ces choses là, non plus que l’honneur, ne sont point