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Page:Diderot - Le Neveu de Rameau.djvu/24

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choses ; soyez sûr qu’en tête-à-tête avec son collègue, ils s’avouent franchement qu’ils ne sont que deux insignes maroufles. Les mépriser dans les autres ! Mes gens étaient plus équitables, et mon caractère me réussissait merveilleusement auprès d’eux ; j’étais comme un coq en pâte : on me fêtait, on ne me perdait pas un moment sans me regretter ; j’étais leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou, l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n’y avait pas une de ces épithètes qui ne me valût un sourire, une caresse, un petit coup sur l’épaule, un soufflet, un coup de pied ; à table, un bon morceau qu’on me jetait sur mon assiette ; hors de table, une liberté que je prenais sans conséquence, car, moi, je suis sans conséquence. On fait de moi, devant moi, avec moi, tout ce qu’on veut, sans que je m’en formalise. Et les petits présents qui me pleuvaient ! Le grand chien que je suis, j’ai tout perdu ! J’ai tout perdu pour avoir eu le sens commun une fois, une seule fois en ma vie. Ah ! si cela m’arrive jamais !

MOI. — De quoi s’agissait-il donc ?

LUI. — Rameau ! Rameau ! vous avait-on pris