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Page:Diderot - Le Neveu de Rameau.djvu/32

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misérables croque-notes ; aujourd’hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais du courage, l’âme élevée, l’esprit subtil, et capable de tout ; mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas, car, jusqu’à présent, je n’ai pu faire un certain chemin. Quoi qu’il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques, que vous pouvez paraphraser à votre fantaisie, pourvu que vous en concluiez que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l’inutilité des dons que le ciel nous a départis ; c’est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l’homme ne fût pas né.

(Je l’écoutais ; et à mesure qu’il faisait la scène de la jeune fille qu’il séduisait, l’âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m’abandonnerais à l’envie de rire, ou au transport de l’indignation. Je souffrais ; vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d’éclater, vingt fois la colère qui s’élevait au fond de mon cœur se termina par un éclat de rire. J’étais confondu de tant de sagacité et de tant de bassesse, d’idées si justes et alternativement si fausses, d’une perversité si générale de sentiments, d’une turpitude si complète, et d’une franchise si peu commune.