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Page:Diderot - Le Neveu de Rameau.djvu/5

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chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son monde.

Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique ; il jurait au père et à la mère qu’il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez, lui disaient qu’il était fou ; et je vis le moment que la chose était faite. Il m’empruntait quelques écus, que je lui donnais. Il s’était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu’il ne parlerait pas sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait, et mangeait de rage ; il était excellent à voir dans cette contrainte. S’il lui prenait envie de manquer au traité, et qu’il ouvrît la bouche, au premier mot tous les convives s’écriaient : Rameau ! alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de l’homme, et vous le saviez. C’est Rameau,