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2 mai. — Notre première visite est due au tombeau royal. La porte est close et la clef déposée chez le mollah. Celui-ci a été soi-disant faire un tour dans ses champs, espérant par ce subterfuge adroit empêcher notre « impureté » de pénétrer dans le sanctuaire.

Entourés de paysans très malveillants, nous nous rendons chez le ketkhoda, munis d’une lettre du gouverneur de Tauris. L’ « image de Dieu » regarde nos papiers en tous sens, feint d’abord de ne point reconnaître le cachet apposé en guise de signature au bas de la pièce, mais ordonne cependant de fort mauvaise grâce de nous introduire dans l’intérieur du tombeau. Cette autorisation soulève de bruyantes protestations contre la violation des prétendus droits des vrais musulmans.

« Les ordres du gouverneur sont formels, dit en s’excusant le ketkhoda. Il m’est prescrit de donner aide et protection à ces étrangers, et de m’efforcer de leur être agréable.

— Le gouverneur est donc un infidèle ? » murmure la foule mécontente.

On retrouve le mollah, et la porte s’ouvre enfin, malgré les gestes désespérés de tous les dévots.

L’édifice est encore bien conservé. S’il n’avait été restauré par un des premiers princes Séfévis, qui fit, au commencement du seizième siècle, cacher la décoration intérieure sous une épaisse couche de stuc et ajouter au monument primitif une annexe inutile, il aurait traversé victorieusement les siècles écoulés depuis la mort de son fondateur. Les modifications apportées au mausolée royal ont eu pour résultat d’accumuler autour de lui des ruines nombreuses et de dénaturer l’aspect extérieur. Aussi bien est-il nécessaire, quand on désire embrasser d’un seul regard l’ordonnance simple et majestueuse du tombeau, de franchir la porte d’entrée et de pénétrer sous la coupole. L’effet est alors saisissant. On est en présence d’une grande œuvre harmonieuse dans son ensemble et ses détails. Cette première impression ne s’analyse pas, elle se décrit plus difficilement encore.

Cependant, en étudiant avec soin le mausolée d’Oljaïtou, on reconnaît qu’il faut attribuer sa beauté et son élégance robuste au talent d’un constructeur très versé dans la connaissance de son art et fidèle observateur de formules rythmiques connues en Perse dès la plus haute antiquité.

Nous mesurons à plusieurs reprises la hauteur et la largeur de l’édifice ; la coupole s’élève à cinquante et un mètres au-dessus du dallage du parvis ; son ouverture atteint vingt-cinq mètres cinquante.

Je cite ces deux chiffres, car ils permettent d’apprécier l’importance du monument.

Une heure s’est à peine écoulée que la mosquée, où nous avions été à peu près seuls jusque-là, se remplit d’une foule nombreuse. Un parlementaire s’avance.

« Nous avons déféré à l’ordre du gouverneur, dit-il ; vous êtes entrés, au mépris de nos prescriptions religieuses, dans un tombeau vénéré, vous y êtes restés déjà trop longtemps : sortez, ou donnez dix tomans (cent francs) pour chacune des heures que vous y passerez. »

Mon mari, pâle de colère, répond qu’il ne sortira pas, et que, n’ayant point d’argent sur lui, il ne donnera pas un chai (sou)

« C’est votre dernier mot ? répond le parlementaire.

— Absolument.

Alors la foule se resserre sur nous, tout en faisant entendre des éclats de rire endiablés ; cinq ou six gaillards nous saisissent aux bras et aux épaules et nous entraînent de force hors du monument, dont ils referment la porte avec soin. Par bonheur j’ai eu le temps, avant la bagarre, d’expédier l’appareil photographique au tchaparkhanè, où il est à l’abri de tout accident.

Le ketkhoda est encore notre seul appui. Escortés des femmes qui se sont jointes à