Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/118

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombreux serviteurs se présentent dans le bureau et annoncent que nous sommes attendus au palais ; puis, comme le chahzaddè (prince royal), avec une prévoyance pleine de politesse, envoie chercher des chaises destinées à faire asseoir ses visiteurs, nous laissons à ces meubles le temps de prendre les devants.

On entre dans la demeure du prince en suivant une longue galerie voûtée donnant accès sur une immense cour plantée de platanes émondés. Une multitude de golams (gardes) et de soldats encombrent les allées ou dorment sur le sol. Il fait chaud, efforçons-nous de ne pas troubler le repos de ces vaillants serviteurs. Une seconde galerie, plus sombre que la première, conduit à une deuxième cour entourée de portiques, et par un étroit passage à la salle d’audience. La pièce de réception, assez vaste, est de forme rectangulaire. Une verrière dont la partie inférieure est ouverte au moment de notre entrée laisse passer l’air et la lumière. A travers cette baie on peut apercevoir un beau jardin au centre duquel se trouve un bassin pavé de briques recouvertes d’une couche d’émail bleu turquoise donnant une teinte charmante à la mince couche d’eau courante qui s’écoule de la vasque dans les aqueducs. Le jardin, planté sans beaucoup d’ordre, est dans toute sa splendeur printanière : les iris, les tulipes, les lilas et surtout d’énormes buissons de roses embaument l’air et envoient leurs douces émanations jusque dans le talar (salon). Une grande tente de coutil rouge et blanc étendue au-dessus de la verrière atténue l’ardeur des rayons du soleil. La teinte foncée de l’ombre qu’elle projette fait ressortir la vigueur des tons du jardin comme un cadre sévère met en valeur un riant tableau. La décoration du talar est fort simple ; les murs sont recouverts de stuc blanc, ornés de dessins en léger relief et coupés de plusieurs étages de takhtchès chargés de vieilles porcelaines de Chine et du Japon ; au bout de la pièce se trouve une cheminée toute plate dont l’ouverture ogivale est surmontée d’une gracieuse archivolte composée de fleurs et d’oiseaux. De beaux tapis de Farahan recouvrent d’épaisses nattes de paille posées directement sur le sol, et tout autour de la salle s’étendent de longues pièces de soie jaune paille et bleu de ciel maintenues de distance en distance par des blocs d’albâtre.

En haut du talar est accroupi le frère du roi. C’est un homme d’un certain âge ; les yeux sont noirs ; le nez crochu ; les coins de la bouche s’abaissent dédaigneusement, mais, en somme, la physionomie paraît plus douce et plus avenante que ne le comporte d’ordinaire le type kadjar.

Ce prince a été longtemps l’objet de la colère de son frère Nasr ed-din, et c’est depuis six mois seulement qu’il est rentré en grâce et a été nommé gouverneur de Kazbin. A son premier voyage en Europe, le souverain passa à Sultanieh et visita le splendide tombeau de chah Khoda Bendeh. Frappé de sa beauté et de l’état de délabrement dans lequel on l’avait laissé tomber, il écrivit une longue lettre à son frère et, tout en lui donnant ordre de faire réparer les parties ébranlées, lui fit remettre à cette intention une somme importante.

Le chahzaddè n’eut garde de refuser l’argent, mais pas un ouvrier ne fut occupé à la restauration de l’édifice. Longtemps après son retour en Perse, le roi apprit ce qui s’était passé et, fort mécontent de monsieur son frère, lui prescrivit de venir à Téhéran rendre compte de sa conduite. Le coupable, épouvanté et redoutant les effets de la juste colère du monarque, partit à franc étrier pour Becht au lieu de prendre la route de la capitale, et s’embarqua sur un navire russe avant d’avoir été rejoint par les soldats mis à sa poursuite.

À cette nouvelle le chah entra dans une violente fureur et, considérant cette fuite comme un acte de rébellion, demanda aux autorités moscovites d’arrêter le voyageur à son arrivée à Bakou. Le gouvernement russe retint le prince prisonnier, mais en même temps il négocia une réconciliation entre les deux frères et rendit le fugitif sous la condition expresse que tous ses torts seraient pardonnés.