Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/120

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maîtresse sur l’esprit populaire, et il est même curieux de retrouver ici certaines croyances de nos campagnes. Nul n’entreprend un voyage un vendredi ni un treize ; ce jour-là toutes les boutiques sont closes, et chacun, pour éviter de traiter une affaire, quitte sa maison et va se promener. Dans certaines provinces on s’efforce même de ne pas prononcer ce chiffre fatidique et, en comptant, au lieu de treize on dit « douze plus un ».

L’année dernière, le bruit a couru dans la Perse entière qu’une poule blanche pondrait un œuf contenant la peste ; dans l’espace de huit jours toutes les poules blanches ont été détruites, et les poussins nés de leurs œufs étouffés au sortir de la coquille.

L’œil européen est doué de forces particulièrement malfaisantes. Comme dans les villages le passage d’un Farangui est fort rare et laisse par conséquent un souvenir assez durable, on se raconte volontiers que Hezza a vu périr sa vache le lendemain du passage de l’étranger ; que, peu après, la femme d’Ali mit au monde un enfant mort. Les djins et les démons sont aussi très redoutés ; pendant qu’une femme accouche, on tire des coups de fusil afin d’écarter le diable, tandis que, pour préserver l’enfant et la mère des atteintes du mauvais esprit, de sages matrones mettent auprès d’eux un sabre nu et placent sur la terrasse de la maison une rangée de pantins habillés en soldats, qu’elles agitent en tirant des ficelles. Enfin, si l’accouchement est laborieux, on a recours aux grands moyens : le mari amène un cheval blanc et lui fait manger de l’orge sur le sein nu de sa femme. Certains quadrupèdes ont acquis de véritables renommées à la suite du succès de cette singulière médicamentation. Il est même des villages où, quand deux paysannes enfantent en même temps, leurs époux et leurs plus proches parents se disputent à coups de poing le précieux animal. Si le diable a ici une détestable réputation, il ne la doit pas à sa vive intelligence.

11 mai. — « Le gouverneur ne vous a certainement pas autorisés à entrer dans la mosquée du roi ? » nous dit hier soir d’un air victorieux le gardien du Mehman khanè. « C’est un homme pusillanime : il n’oserait affronter le mécontentement des mollahs de la ville. Si vous voulez vous en rapporter à moi, je vous montrerai qu’un nooukar (domestique) de Sa Majesté est quelquefois plus adroit et plus désireux d’obliger les Faranguis que ne le sont les gouverneurs et les gahzaddès. Entre la prière du point du jour et celle de midi il n’y a personne à la mosquée ; les mollahs prennent leur repas, les marchands sont occupés au bazar : si vous me promettez de sortir à mon premier signal, je me fais fort de vous introduire sans danger dans notre plus ancien sanctuaire. »

Ce matin notre protecteur s’est assuré que la masdjed Chah était à peu près déserte, et, sur un signe, nous l’avons suivi de loin, accompagnés de trois ou quatre de ses amis.

On pénètre d’abord sous une voûte sombre, puis dans une galerie découverte bordée de portiques, où gisent quelques mendiants fort occupés à examiner en silence les allants et venants. Un vestibule formant angle droit avec ce premier passage conduit à une salle voûtée. Nous sortons de cette pièce après avoir fait un dernier crochet, et atteignons enfin la cour centrale. En prenant ces dispositions compliquées, les musulmans ont eu l’intention de cacher aux regards des infidèles l’intérieur de la mosquée. La cour est immense, elle est pavée de briques mal entretenues, couvertes de mousse et d’herbes. Au centre se trouve un bassin à ablutions qu’ombragent quelques arbres irrégulièrement plantés. Sur les quatre faces de la construction règne un portique dont le milieu est signalé par une grande ouverture constituant l’entrée d’une salle couverte d’une demi-coupole analogue à celles que les Espagnols désignent sous le nom de média naranja. Ces ouvertures sont dissemblables, mais symétriques par rapport aux grands axes du bâtiment : les deux plus petites se trouvent sur les deux faces latérales ; la plus grande donne accès dans l’intérieur de la mosquée ; quant à la quatrième, elle est surmontée de deux minarets signalant au loin l’édifice