Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/154

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de la religion depuis l’arrivée des Faranguis en Perse. « Autrefois, disent-ils, le criminel avait il Chah-Abdoul-Azim un refuge inviolable, il pouvait y passer sa vie entière entretenu aux frais de la mosquée ; aujourd’hui, quand le roi l’ordonne, les mollahs ne donnent aucune nourriture au coupable réfugié dans le sanctuaire, et le réduisent à mourir de faim ou à quitter de lui-même cet asile protecteur.» Pendant que nos gens se lamentent du tort fait aux assassins, nous nous rapprochons de la montagne et suivons les premiers contreforts du Démavend, dont la cime neigeuse, empourprée par les rayons du soleil couchant, se détache sur un ciel de couleur orange et sur les masses gris ardoisé de la montagne.

À trois farsakhs de Téhéran le paysage change brusquement d’aspect ; de nombreux kanots, reconnaissables aux longues files de remblais coniques, descendent dans la plaine jaunie par les blés déjà mûrs.

Malgré la nuit on aperçoit de tous côtés, aux rayons brillants de la pleine lune, des villages perdus dans la verdure et des bandes d’ouvriers occupés aux travaux de la moisson. Les hommes, armés de faucilles, abattent de larges sillons, tandis que les femmes et les enfants, s’avançant en foule derrière eux, forment les javelles. La chaleur est si intense pendant le jour qu’il serait impossible aux ouvriers de faire tomber l’épi sans l’égrener ; aussi les nomades, qui à la fin du printemps viennent offrir leurs services aux propriétaires, passent-ils toute la journée endormis sous de larges auvents formés de nattes de paille fixées à des perches, et commencent-ils leurs travaux lorsque le ciel s’illumine de cette profusion d’étoiles dont les profanes ne soupçonnent même pas l’existence dans nos contrées brumeuses.

Sous l’influence de la fraîcheur la campagne semble rendue à la vie, mille bruits se font entendre. Les chants des moissonneurs, les aboiements des chiens au passage des caravanes, les hennissements des chevaux, les monotones romances des cigales donnent à la plaine une animation qui contraste avec le silence des villes à cette heure avancée.

Nos muletiers, blasés sur la beauté des nuits de Perse, se sont endormis en marchant ; surprise vers une heure du matin de ne pas être encore arrivée, je les interroge, et ils répondent à mes questions en m’assurant qu’ils ont pris un raccourci. En langage de tcharvadar, prendre un raccourci équivaut à perdre sa route ; peu après cet entretien nous sommes effectivement arrêtés par de petits canaux à ciel ouvert s’entre-croisant comme les fils d’un écheveau ; las de les côtoyer sans arriver à trouver un passage guéable, et comprenant à leurs nombreux faux pas que nos chevaux se plaignent à leur manière de cette longue marche dans des terrains détrempés, nous prenons le parti d’atteindre un hameau voisin signalé par les aboiements des chiens de garde.

Au bruit de notre caravane s’engageant, dans la rue, les hommes montrent prudemment au-dessus des murs l’extrémité du bonnet d’indienne rembourré de coton dont se parent pendant la nuit les villageois, et interpellent avec inquiétude nos domestiques.

« Que vient faire à pareille heure dans le village cette petite troupe à la tête de laquelle nous apercevons des cavaliers armés ?

— Nous avons perdu notre chemin, répliquent les muletiers, et nous voudrions bien, de peur des voleurs, mettre nos bêtes en sûreté, au lieu de camper dans les champs. »

Sur cette belle et tranquillisante réponse, dans laquelle il n’est même pas question des voyageurs, on nous signale la maison du ketkhoda, la plus vaste du village, où les mulets trouveront, paraît-il, une hospitalité digne d’eux. Le tcharvadar frappe a la porte indiquée ; elle s’ouvre, et nous pénétrons, après avoir longtemps parlementé, dans une galerie sombre conduisant au jardin. Sous les arbres s’étend, carrelé, en briques cuites, un large parvis servant en été de chambre à coucher. Prudents ou frileux, les habitants de cette demeure